Difficile visiblement de détacher ce Bad Lieutenant : Escale à La Nouvelle-Orléans du film de Ferrara (1990) tant beaucoup cherchent à maintenir à tout prix la comparaison. On sait que Herzog prétend ne pas le connaître, et que Ferrara lui répond par des insultes. Il y a des similitudes mais l’objet ne sera pas ici de dresser des parallèles, les trajectoires des deux films se suffisant largement à elles-mêmes.
Généalogie
Pour couper définitivement court à la question du remake, il est utile de remonter à la source du projet. Edward R. Pressman, producteur efficace (De Palma, Malick, Raimi, Bigelow, Stone…), avait produit le Bad Lieutenant de Ferrara (1992), en était très fier et rêvait de « revisiter cette histoire ». Pressman souhaitait un style singulier et a transmis le scénario de William M. Finkelstein à Werner Herzog. Ce dernier voulait travailler avec Nicolas Cage depuis son projet de film sur Hernán Cortés, ils ont tous deux été séduits. Cage aurait suggéré de situer l’histoire à La Nouvelle-Orléans, où il vit, chacun aurait trouvé l’idée riche, le film était lancé.
Au lendemain de Katrina, le lieutenant Terence McDonagh, flic énervé et directif, vient sauver quelques papiers avant que l’eau recouvre tout à fait son commissariat. Il y découvre un prisonnier, bloqué dans une cellule presque entièrement inondée. Après avoir parié en ricanant sur l’heure de la noyade avec son collègue Stevie (Val Kilmer, effacé), il se jette soudain à l’eau pour le délivrer. Fin de la première scène, qui devient rétrospectivement comique lorsqu’on comprend où l’héroïsme fugace de Terence l’a mené : en sautant il s’est blessé et son dos le fera désormais souffrir quotidiennement. Là-dessus Herzog passe à ce qui pourrait être la vraie scène d’ouverture : la découverte dans un quartier pauvre d’un quintuple meurtre d’une famille de dealers, et l’amorce de l’enquête dirigée par notre policier aux épaules désormais « kinskiennes ». Mais Herzog, fidèle à lui-même, dédaigne les points d’orgue de son récit au profit de sa sensibilité. Ainsi la découverte du meurtre est expédiée, noyée dans l’univers moite d’une maison encombrée. Tout au long du film il en sera de même, chaque pic rythmique étant placé de façon inhabituelle, en décalage constant avec la base de Finkelstein. Rien que par cela le film n’est pas conventionnel, contrairement à la première partie du scénario : la décadence d’un flic drogué serpentant entre les milieux mafieux, ses collègues, son amante prostituée de luxe (Eva Mendes) et sa famille déglinguée.
Herzog a toujours hiérarchisé les éléments du monde de manière très particulière. La star est importante, la fourmi tout autant, la nature, l’environnement sont primordiaux, les interactions entre tous ces éléments un centre. De là aucune raison de s’étonner lorsqu’en pleine enquête des iguanes surgissent soudain dans le champ, qu’Herzog filme en très gros plan, avec Cage en fond, seul à voir ces animaux échappés de son imagination. Et la scène dure, accompagnée par une musique langoureuse, où la caméra titille les reptiles pendant que Cage semble s’amuser à les voir s’énerver contre l’objectif, dans une texture d’image qui tranche avec le reste du film. Au-delà même de la question du récit, ces brefs changements de ton (il y en a d’autres) sont vitaux puisqu’ils dénaturent ce qui autrement ne serait qu’une sorte de film noir tirant vers la chronique d’un cas social. Ils sont une part de ce qui fait de Bad Lieutenant : Escale à La Nouvelle-Orléans un film planant, un kaléidoscope narratif : de petits tableaux vivants, absurdes, parfois abstraits, qui construisent une ambiance davantage qu’une thèse.
Herzog pourrait bien avoir trouvé chez Nicolas Cage de profondes résonances à son approche et à ses préoccupations. Dans le dossier de presse, l’étonnant entretien avec l’acteur dessine le portrait d’un excentrique qui rêve de voler en deltaplane, qui se ressource en passant des journées dans les marais et offre calmement des guimauves aux alligators qu’il y croise (« C’est ce qu’il faut faire, les alligators adorent les guimauves »). Et en un sens, Herzog est au monde du cinéma ce que Terence est à celui de la police : un électron libre, respecté pour ses résultats mais considéré comme un peu fou, et qui sait, dangereux.
De l’influence des chambres d’hôtel sur les cowgirls
Première influence : un flic tordu et « obligé » de se droguer pour supporter son dos, qui baigne dans le milieu du banditisme (la police semblant une sorte d’extension dudit milieu). La compréhension du film pourrait bien passer par celle de ce personnage. Il ressemble aux iguanes, comme s’il s’était réveillé un matin dans un monde inadapté qu’il se contenterait bien de regarder éternellement s’il n’avait un but, poursuivi aveuglément, comme un instinct et sans méthode : résoudre ce quintuple meurtre. L’à‑côté de ce meurtre – c’est-à-dire sa vie « privée » et le monde en général – ne cesse de le détourner. Il semble sans envies, s’en énerver, ne se reposer qu’en se droguant. Mais la drogue l’éloigne chaque jour davantage des autres. L’argument psychédélique est donc à la fois un moteur et un vice, un environnement qui le pousse dans une fuite en avant, de plus en plus loin de ce qui paraît réel.
Autour de lui, même surinfluence de l’environnement. Son amante Frankie, qu’il fournit en drogue, est une femme d’affaires qui passe d’une suite à une autre, ne voit les rues sales de la ville que depuis le toit des buildings, ne sort pas du cycle usant des défonces. Mais lorsque poursuivie par des mafieux elle se réfugie chez le père de Terence dans une maison au fond du bayou, elle change rapidement, accompagne le père aux Alcooliques Anonymes et finit par se désintoxiquer. Ces exemples sont nombreux, qui renvoient tous à la géophilie d’Herzog : l’action n’est jamais aussi importante que là où elle prend place.
On l’a compris si on aime le film, l’histoire n’est portée par personne, elle tombe sur les personnages, léthargiques ou névralgiques. Seul vaut le mouvement qui accompagne Terence, amoral puisque la logique des iguanes vaut tout à fait celle d’un préfet de police. Alors que la décadence entraîne notre lieutenant (paris perdus et dettes en augmentation, suspension par l’IGS locale, mafieux aux trousses…), s’amorce une étonnante phase ascendante à laquelle Terence réagit par un mélange d’hystérie et d’indifférence.
Chacun son jeu
Toujours cette impression de proximité mentale entre Cage et Herzog lorsque le jeu de l’un sert celui de l’autre. Dans le détail, Cage semble aligner les « trucs » : torsion du corps, tête légèrement en avant d’un buste massif et figé… Mais peu à peu, avec une amplitude grandissante des gestes dans les situations banales et des réactions sereines face aux hallucinations de plus en plus nombreuses, Cage devient assez monstrueux pour impressionner et s’imposer. Il faut préciser ici qu’Escale à La Nouvelle-Orléans est truffé d’éléments extrêmement drôles, et Cage a bien compris l’intérêt de transformer périodiquement la noirceur de son personnage en un comique absurde.
C’est une sensation de fièvre qui restera de Bad Lieutenant : Escale à La Nouvelle-Orléans. Une puissance plutôt rare, particulièrement dans les machines hollywoodiennes, mais très fidèle aux visions herzogiennes, et qui est aussi la limite du film si l’on n’en garde que les causes. Mais l’effet est bien là, dont les vibrations assourdissent encore Cage en fin de film, quand tout le récit est passé mais qu’il reste toujours décalé, comme Herzog, tous deux profondément désintéressés par les faits qui emportent les autres personnages. Une belle façon de conclure, et de pervertir jusqu’au happy end.