L’exigeant Stanley Kubrick a décrit à sa manière le bond qualitatif entre son premier et son deuxième long-métrage : « Alors que Fear and Desire avait été un travail pensé avec sérieux mais réalisé n’importe comment, Le Baiser du tueur s’est avéré, je crois, un projet léger mais accompli avec peut-être plus de compétence, quoique toujours du niveau d’un étudiant en cinéma. » Il n’y a guère de quoi le contredire : avec le premier film, il tentait crânement d’affronter un des grands sujets qui continueraient de le fasciner par la suite (la folie guerrière), mais avec un criant manque de consistance dans sa mise en scène. A contrario, dans Le Baiser du tueur (au budget à peine moins dérisoire que le précédent : 75000 dollars), il s’appuie sur un matériau de pur film noir, sans ambition thématique affichée (à New York, un boxeur raté s’éprend d’une hôtesse de dancing, au grand dam de l’ex-amant et patron violent de cette dernière), pour asseoir l’assurance de la caméra comme vecteur du regard du cinéaste sur ses personnages.
Miroirs sans espoir
Car si Kubrick s’est toujours attaché à braquer sa caméra sur ce qui cloche chez l’être humain, c’est dès ce film à l’abord modeste que sa démarche commence à convaincre. Qu’il suive en plan-séquence le héros tournant en rond dans son appartement, qu’il s’immisce au plus près de lui pendant un combat de boxe, qu’il montre les personnages s’observant en vis-à-vis à travers des fenêtres ou face à eux-mêmes dans un miroir (il y en a un certain nombre dans le film), il développe une certaine insistance à placer l’humain face à son désir mais surtout face à son échec ou celui de l’autre – impossibilité de s’accomplir, incapacité d’être aimé. Et la confrontation est souvent violente – on ne pense pas seulement au combat de boxe, mais aussi à ce plan où la caméra est solidaire des oscillations d’un miroir que le patron véreux vient d’endommager sous le coup de la colère. Ce n’est pas par pure afféterie narrative que l’histoire est racontée a posteriori par le héros tournant en rond dans une gare, avec des commentaires désabusés, ou que le triste passé familial de l’hôtesse est illustré dans un unique et sombre décor par une chorégraphie aussi impeccable que froide (dansée par Ruth Sobotka, épouse Kubrick à l’époque). Avec une empathie d’autant plus évidente qu’il ne fait pas montre de la sévérité – et des traits satiriques mordants – qu’on pourra trouver dans ses films ultérieurs, Kubrick n’en conte pas moins, par-delà les conventions du film noir, les vicissitudes d’une humanité peu fière ne se permettant l’espoir que par faiblesse – au point que même l’ultime morceau de bravoure, un combat sauvage dans le décor mortifère d’un atelier de mannequins, ne consacrera aucun héroïsme.
Recherche fébrile
Peu importe, alors, que le récit manque par endroits de rythme, par exemple en suivant une trop longue course-poursuite à pied, ou en laissant le scénario ménager laborieusement un quiproquo ici et un coup de chance là. C’est même parfois en laissant traîner le regard de la caméra que le film intrigue, comme quand il tourne dans les rues de New York et y capte d’authentiques morceaux de vies et de vitrines, à la manière d’autres réalisateurs indépendants (auxquels on n’aurait guère envisagé de rattacher Kubrick sans ces quelques plans). On ignore si l’usage ultérieur par le cinéaste du terme « étudiant » était péjoratif ou non, mais il n’apparaît guère ainsi à nos yeux. Sous l’influence assumée de Welles et Ophuls, il n’avait certes pas encore la consistance de l’artiste affirmé que l’on célèbre aujourd’hui, mais déjà l’aplomb ; et voir son film et ses sujets d’étude aussi fébriles de sa recherche artistique est tout à fait stimulant.