On n’échappe pas à son passé. S’il n’est pas prouvé que Stanley Kubrick tenta réellement, comme le dit la légende, de faire disparaître toutes les copies de son premier film, il est avéré qu’il manifestait à son égard un rejet aussi profond qu’embarrassé, le qualifiant de « dessin d’enfant sur une porte de frigo ». Néanmoins, l’objet est bien là, et même restauré à l’occasion de sa nouvelle exposition au regard public. Il vient dans ses atours de gribouillage d’autodidacte, entre inspiration affleurante et prétention mal accomplie ; et en l’absence de l’auteur, c’est nous qui n’avons d’autre choix que de l’assumer comme tel.
C’est dans les collines californiennes de San Gabriel, avec un budget de quelque 50000 dollars empruntés à des proches (l’oncle pharmacien est crédité comme producteur associé), un ensemble de cinq acteurs, une équipe de cinq techniciens (le réalisateur assurant aussi à lui seul la photo, le son et le montage) et de quatre travailleurs mexicains pour le transport du matériel, que fut planté le décor d’une guerre non identifiée dans des contrées fictives, où une escouade isolée et aux abois se trouve livrée aux pires instincts individuels. Une abstraction aussi précoce et ostensible (vouloir d’entrée de jeu parler de toutes les guerres) est le premier motif de perplexité, en tout cas pour ceux prompts à chercher dans tout premier film de « grand cinéaste » déjà établi le brouillon de chefs d’œuvre à venir : on sait comment Kubrick prit soin, par la suite, de mettre les pieds dans le plat des contextes historiques de ses œuvres, et combien de guerres, justement, il osa nommer (Première Guerre mondiale, Vietnam et même guerre froide). Il faut admettre que si les œuvres ultérieures du cinéaste ont pu germer à partir de celle-ci, c’est autant dans sa continuité que contre elle.
Artistes amateurs
Raccords hasardeux et parfois salement bricolés, image esthétisante trahissant un peu trop l’héritage de l’ex-photographe de Look, jeux d’acteurs approximatifs… On a coutume de mettre le rejet de ce coup d’essai par son auteur sur le compte de l’amateurisme évident, inappropriée à l’ambition du scénario. Formulée ainsi, l’explication est un peu courte : des erreurs techniques, Kubrick en ferait d’autres, et s’en accommoderait fort bien (souvenons-nous de l’ombre de l’hélicoptère au début de Shining…). Vraisemblablement, et toujours au regard de ce qu’il ferait par la suite, il faudrait plutôt formuler la gêne de Kubrick ainsi : au moment de Fear and Desire, son amateurisme technique empêcha sa mise en scène de transcender le vouloir-dire du scénario. Celui-ci, écrit par son camarade de lycée, le futur dramaturge Howard Sackler (avec qui il collaborerait de nouveau sur Le Baiser du tueur), tend à vouloir prendre à son compte tout discours sur la guerre et son exacerbation des pulsions humaines au détriment de la morale, à l’expliciter, à l’articuler sommairement autour d’archétypes et de leurs inversions, quitte à abuser des références. Ainsi, au contact de la jeune et jolie autochtone qu’ils capturent, l’officier propre sur lui s’avérera-t-il bien ambigu sur la morale du guerrier, le jeune puceau laissera-t-il sa frustration sexuelle l’amener à la folie meurtrière et à babiller sur La Tempête de Shakespeare, le soldat irrespectueux cherchera-t-il in fine sa rédemption dans le sacrifice. Quant aux ennemis qu’ils tuent (qu’ils assassinent, plutôt), ils se révèlent leurs portraits crachés (Edgar Poe et son William Wilson sont peut-être passés par là).
Tout cela, en plus d’être somme toute convenu, donne au film un aspect de mauvais théâtre assez envahissant, à la surface duquel la vision du cinéaste, desservie par son manque d’assurance technique, ne peut que se greffer. Car Kubrick débutant nourrit déjà une vision de cinéaste appelée à nous être familière, traquant la névrose de ses personnages par l’usage — voire l’abus — de gros plans sur les visages entre yeux et bouche, les laissant livrer leur côté le plus grotesque en regard caméra. Seulement, sur d’autres aspects comme le spectacle de la folie, il s’en remet encore un peu trop à la théâtralité de son matériau pour atteindre quelque chose de convaincant. Fear and Desire n’est pas seulement l’œuvre d’un débutant promis à la gloire, mais avant tout celle d’un artiste qui se cherchait : le genre de recherche qui aboutit rarement dès le premier coup.