Le 28 juin dernier, le Festival du Film de Fesses proposait une séance spéciale d’Eyes Wide Shut en odorama. Retour sur la genèse d’un projet inédit, chapeauté par Anastasia Rachman, responsable de la programmation du festival et Martin Jaccard, codirecteur du Journal d’un anosmique.
Avant d’interroger les trois parfumeurs qui ont créé les odeurs du film – Alexandra Carlin, Pierre Guéros et Suzy Le Helley – je songeais aux ambiances olfactives d’Eyes Wide Shut. Que sent le grand appartement new-yorkais des Hartford ? Quel type d’odeurs ménagères perçoit-on dans la chambre ou la salle de bain ? Quel parfum portent Alice (Nicole Kidman) et Bill (Tom Cruise) lorsqu’ils se rendent à la fête de Noël donnée par Ziegler au début du film ? Quelle est, plus tard, l’odeur du manoir où se réalise le fantasme de Bill, dans une ambiance de bacchanales nappées de poudre et d’encens ? « Chacun a commencé par revoir le film dans son coin, en prenant des notes sur un calepin », raconte Pierre Guéros. « J’ai vu le film à sa sortie, en 1999, mais en le redécouvrant, je me suis dit : c’est quand même étrange que l’histoire se passe au moment de Noël, qui représente pour moi un moment assez lourd, où l’on retrouve ses proches, où les émotions sont souvent exacerbées. » La fête de Noël est en effet présente dès le début, avec la soirée chez Ziegler, puis le grand sapin qui trône dans l’appartement des Hartford ; un autre, plus petit, se trouve chez la jeune prostituée que fréquente Bill. « Et puis, ajoute Guéros, il y a la dernière scène, celle des courses de Noël, où le couple Hartford semble prendre un nouveau départ. » Partant de l’impression produite par cette scène, le parfumeur a commencé à travailler sur des odeurs de sapin : « résineuses et associées à des notes gourmandes, qui m’évoquent l’atmosphère du repas de Noël. » Quand je lui fais remarquer que la fin d’Eyes Wide Shut représente à mes yeux l’une des plus optimistes de toute l’œuvre de Kubrick, il ne désapprouve pas : « Je trouve le film assez sombre, hanté par le fantasme des sociétés secrètes qui jouissent de leur pouvoir dans de grandes fêtes décadentes, mais c’est vrai que la fin paraît plutôt optimiste. L’odeur du sapin ramenait pour moi l’idée d’un Noël plutôt traditionnel, dans une famille soudée autour d’un enfant – la fille des Hartford, en l’occurrence – c’est presque une fin de conte de Noël… »
L’encens
Durant la séance au Majestic Bastille, le 28 juin, chaque spectateur disposait d’un livret composé de sept touches de papier numérotées à sentir au moment où le numéro s’affichait à l’écran. La touche « sapin » de la scène finale s’est déclenchée au moment où Alice Hartford (Nicole Kidman) lance à son mari (Tom Cruise) le fameux « Fuck » qui constitue la dernière réplique du film. Pour Pierre Guéros, « c’est une odeur très figurative, presque un parfum d’ambiance. » L’autre odeur figurative – qui correspond à la première touche prévue dans le dispositif olfactif – est celle du cannabis dans la scène de confidence entre Alice et Bill. Suzy le Helley, qui a travaillé sur sa conception, décrit sa création en ces termes : « Il fallait reproduire l’odeur d’un joint en train de se consumer, avec des notes vertes, aromatiques, tout en glissant, dans le fond, un peu d’encens. » Dans l’élaboration du projet, l’encens, explique-t-elle, est très vite apparu comme un fil conducteur : « Presque toutes les scènes « parfumées » du film contiennent sa note, à l’exception de la dernière. » Ayant déjà dirigé d’autres projets de ce type (une séance en odorama sur Mauvais sang à New York en 2020, une autre dédiée à Under the Skin à Montreuil en 2018), Martin Jaccard dit avoir voulu « trouver une odeur qui soit reconnaissable dans toutes les autres et représente l’identité d’Eyes Wide Shut. » À propos de la dimension religieuse et mystique de l’encens, il précise : « Nous sommes partis de la séquence dans le grand manoir, et notamment de ce moment où le maître de cérémonie diffuse l’encens ; l’idée était de glisser ensuite cette note dans chaque scène. » Pour la scène située chez le vendeur de costumes, la parfumeuse Alexandra Carlin a conçu « un encens un peu lacté » qui devait correspondre à l’odeur laiteuse d’une peau de jeune fille. L’encens apparaît ensuite sous une facette plus métallique et chlorée dans la séquence de la morgue, où Bill reconnaît le corps de la jeune femme aperçue lors de la cérémonie secrète ; à l’inverse, il se réchauffe dans la longue scène d’orgie, où Pierre Guéros recherchait à la fois un parfum évoquant la propreté (« parce que les femmes qui participent à cette soirée très privée sont toutes très belles ; elles ressemblent à des vestales ») et des textures évoquant des odeurs corporelles.
Lorsque je lui demande d’imaginer les parfums du couple Harford, il cite immédiatement le Numéro 5 de Chanel pour Alice, « peut-être plus posé sur une étagère de l’appartement que porté sur sa peau » et un boisé rétro pour Bill, dans le style du Grey Flannel de Geoffrey Beene. « Tout le film, ajoute-t-il, est pensé pour explorer les fantasmes des Hartford, anormalement beaux, riches, successfull ; Cruise et Kidman étaient à cette époque au sommet de leur beauté et de leurs carrières respectives… Pourtant, Eyes Wide Shut me semble assez peu charnel et n’a pas grand-chose à voir avec l’idée d’un « film de fesses » bien qu’il soit montré dans le cadre du FFF. En termes olfactifs, je dirais même que c’est un film où l’odeur du sale et de la débauche, dans les scènes du manoir par exemple, doit rester toujours attirante, ce qui implique un travail particulier sur les contrastes, avec des notes de tête plutôt musquées, proches parfois des odeurs ménagères, et des notes de fond plus animales. »
Lors du débat qui a suivi la séance, Martin Jaccard me dit : « Les gens ont un peu peur de parler de l’olfactif ; l’odeur, c’est quelque chose de très basique et reptilien ; peu de spectateurs disposent d’un vocabulaire précis pour décrire les notes, alors qu’il n’existe en réalité aucun lexique attendu. » La discussion avec le public du Majestic Bastille a toutefois confirmé son intuition concernant l’encens : « L’un des spectateurs était un historien spécialiste du cinéma de Kubrick ; il nous a raconté que durant le tournage du film, de l’encens était diffusé sur le plateau ! » L’anecdote, concernant Kubrick, ne surprend pas quand on connaît la longueur de ses tournages et les expériences de « mise en condition » auxquelles il se livrait sur ses acteurs, notamment sur le couple Cruise/Kidman, qui n’a pas survécu au film. Peut-être est-ce la clé de leur intimité – ou de leur sexualité – que cherchait Kubrick dans la fameuse scène du joint : la touche activant l’odeur du cannabis ne dit alors pas grand-chose ; son parfum aurait pu être, selon Pierre Guéros, celui de la graine de la jalousie. Mais « qu’est-ce que ça peut bien sentir, la graine de jalousie ? », s’interroge-t-il.