Repéré par quelques-uns après son deuxième long-métrage Le Baiser du tueur, Stanley Kubrick enfonça le clou avec le suivant, L’Ultime Razzia. Toujours dans l’économie de budget, ce nouveau film noir marqua néanmoins une évolution dans les moyens que le jeune cinéaste pouvait se donner. Après avoir précédemment fait l’homme-orchestre cumulant les postes techniques, Kubrick put ici s’autoriser une vraie équipe de tournage (tout en ne se privant pas d’en remontrer à plus expérimenté que lui – le chef-opérateur chevronné Lucien Ballard en sut quelque chose) et même une tête d’affiche connue du public, Sterling Hayden (qu’il retrouverait ensuite sur Dr Folamour). Cela fut possible grâce à sa rencontre fructueuse avec un producteur appréciant son audace, James B. Harris, avec qui il collaborerait de nouveau sur Les Sentiers de la gloire et Lolita. L’amélioration de la marge de manœuvre matérielle se traduit visiblement dans la réalisation, plus mobile, plus démonstrative, prompte à suivre les déplacements des personnages par de longs travellings latéraux traversant même une cloison. Dans L’Ultime Razzia s’exprime sans entraves une envie ayant dû longtemps composer avec le manque de moyens : celle de filmer mais surtout d’être maître de son filmage, et cette impériosité de la caméra tend à prendre le pas sur ce qu’elle entend raconter. La virtuosité indéniablement saisissante semble parfois se faire au détriment des personnages, comme vers la fin du film avec ce panoramique en gros plan (combinaison assez brillamment incongrue) quittant un visage agonisant pour le perroquet jacassant qui lui fait face.
Ça ne pouvait que mal tourner
Il est vrai que le genre et l’argument du film semblent fournir un terrain idéal pour l’ironie sur les turpitudes du genre humain : le récit d’un hold-up minutieusement conçu et exécuté avec succès, mais dont tous les acteurs finiront rapidement tués ou capturés, victimes d’une conjonction d’incurables faiblesses, de précipitation fatale face à l’imprévu et de méchants coups du sort. Il n’est pas évident de décider si cette chronique de la poisse aspire à répondre en premier lieu aux conventions du genre ou au désir de l’auteur. Quoi qu’il en soit, comme souvent chez Kubrick, l’ironie est ici impitoyable et tutoie la satire, n’hésitant pas à réduire certains personnages à des figures grotesques, en particulier George, le maillon faible du groupe de braqueurs, empêtré dans son attachement ridicule à sa cupide épouse Sherry dont les manigances causeront des morts (sur George et un des ses complices, Kubrick prend soin d’appuyer la peinture du mariage comme une illusion). Seulement, l’amertume de cette humanité peu reluisante et de l’échec qui l’attend ne touche pas aussi naturellement que dans les futurs films de Kubrick, quelque peu détournée par le soin extrême apporté à la sophistication de la narration, mise en scène et découpage du fil du récit.
Démonter, remonter
Car L’Ultime Razzia se distingue aussi – au moins parmi les films de braquage – par son récit morcelé, s’autorisant de nombreux flash-backs dans l’emploi du temps des personnages pour détailler le déroulement de leur plan en passant de l’un à l’autre. Briser la continuité du récit n’était pas si courant à l’époque, c’est depuis devenu un élément presque académique du langage cinématographique. Cette façon particulière de le faire, par allers-retours entre les personnages jusqu’à un moment fatidique, n’est pas sans inspirer une pensée pour un film récent ayant emprunté une voie semblable : le remarquable 11 minutes de Jerzy Skolimowski. La différence est que ce dernier tâche de garder ses trajectoires en contact, de les faire se frôler voire se croiser, tout en entretenant la promesse d’une convergence énigmatique jusqu’à la fin. Kubrick, lui, garde ses trajectoires bien droites et même parallèles, filant avec la raideur de la lecture morcelée d’un planning (ce qu’est le scénario, en somme), impression renforcée par l’introduction de chaque retour en arrière par une voix-off au ton neutre (celle d’Art Gilmore, célèbre annonceur radio et télévisuel) indiquant la date et l’heure. Remonter la pendule et changer d’acteur revient moins à réorienter la perspective sur un même ensemble (la mise en œuvre du braquage) qu’à détailler celui-ci en démontant chaque pièce avant de la remettre en place. La méthode intrigue par sa façon de disloquer la mécanique du film noir dans une certaine étrangeté, mais elle prend le risque qu’on ne voie plus du film que, justement, sa mécanique. Et le désir de cinéaste de Kubrick, à l’époque de L’Ultime Razzia, n’était semble-t-il pas encore tout à fait de nature à surmonter une telle raideur qui caractérise, à l’arrivée, un film noir bien troussé mais dont certaines promesses restent encore à tenir.