Alors nouveau venu à Hollywood en 1955 lorsqu’il réalise Le Grand Couteau, Robert Aldrich se refuse déjà à toute complaisance dans l’adaptation d’une pièce à succès de Clifford Odets sur la perversité du système hollywoodien qui, dans un climat politique des plus troubles, n’hésite pas à rejeter toute valeur humaniste et à broyer l’individu. Soutenu par une galerie d’acteurs époustouflants, le réalisateur affirme déjà très clairement son style, entre sécheresse de la mise en scène, frontalité des plans et montage serré. Une pépite à redécouvrir en DVD dans une version restaurée de grande qualité.
Hollywood a toujours aimer produire des films sur sa propre légende, tout le monde le sait. Objet de fascination ou de haine, la petite ville perchée sur les collines de Los Angeles a alimenté toutes sortes de rêves et de fantasmes, inspirant aussi bien des œuvres torturées (Mulholland Drive de David Lynch) qu’académiques (Aviator de Martin Scorsese). Mais à la différence d’autres pays, les États-Unis n’ont jamais ressenti le besoin de digérer pendant plusieurs décennies les dérives de leur propre mythologie pour inspirer des cinéastes. Dès les années 1950, Hollywood se penche donc sur son propre cas et soutient des projets inédits avec pour seul objectif de montrer aux spectateurs l’envers du décor et le processus de mise en œuvre des films. En haut du panier, s’imposent des cinéastes comme Stanley Donen avec Chantons sous la pluie, Billy Wilder avec Sunset Boulevard ou encore Vincente Minnelli qui, avec Les Ensorcelés, dépeint un univers déjà ambigu, cruel et fait de trahisons, mais entièrement dédié à un amour irréversible pour le cinéma. À l’opposé, on retrouve des films consensuels dont l’unique but est de perpétuer une illusion comme par exemple L’Homme aux mille visages (également édité en DVD par Carlotta fin mai), biographie balourde et illustrative de l’acteur Lon Chaney que tente sans succès d’incarner un James Cagney bedonnant et déjà bien trop vieux pour le rôle.
Dans le paysage hollywoodien, le réalisateur Robert Aldrich est certainement un cas à part. Tout d’abord, parce qu’il réalise à trois moments importants dans l’histoire d’Hollywood des œuvres particulièrement virulentes envers l’industrie (suivront Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? en 1962 et Le Démon des femmes en 1968), ensuite, parce qu’il n’a nullement attendu d’être au sommet de quoi que ce soit avant de signer courageusement sa première charge. En effet, en 1955, lorsque le réalisateur sort Le Grand Couteau, il est un tout jeune réalisateur d’Hollywood (son premier film est sorti seulement deux ans plus tôt) qui n’a déjà pourtant plus beaucoup de preuves à donner pour convaincre ses détracteurs qu’il fait déjà partie des plus grands. Ancien assistant réalisateur de Lewis Milestone (L’Emprise du crime), de Robert Rossen (Sang et or) mais surtout de Charlie Chaplin (Les Feux de la rampe), Robert Aldrich se voit ouvrir en grand les portes des Studios et réalise entre 1954 et 1955, trois autres films majeurs d’une carrière pourtant naissante : Bronco Apache, En quatrième vitesse et Vera Cruz. Autant dire que le jeune surdoué de 37 ans qu’il est à cette époque joue avec le feu en décidant d’adapter la pièce à succès de Clifford Odets sur les dérives honteuses du système hollywoodien.
Robert Aldrich tient d’autant plus à mener ce projet à bien qu’en homme de gauche, il désespère (comme beaucoup d’autres artistes de l’époque) de voir à quel point cette usine à rêves qu’est Hollywood peut à ce point nier les libertés individuelles. Quelques années plus tôt, quelques actrices comme Bette Davis et Olivia De Havilland ont mené des procès retentissants envers les Studios qui les employaient afin de dénoncer leur absence totale de liberté dans la gestion de carrière (rôles imposés, Studios refusant de se « prêter » les stars) ou pour d’autres leur vie privée (mariage forcé pour Rock Hudson pour dissimuler son homosexualité, union sabotée pour Kim Novak avec un jazzman noir). Mais surtout, en 1955, le maccarthysme bat son plein : les communistes sont traqués, les délations pleuvent. Certains dénoncent leurs anciens camarades (Elia Kazan), d’autres sont contraints à l’exil (le scénariste et réalisateur Dalton Trumbo) ou voient leur carrière sombrer subitement (l’actrice Kim Hunter). Nombreux sont ceux à se perdre dans l’alcool, la dépression et flirtent avec le suicide, seul échappatoire de cette cage dorée qui nie tout de leur individualité.
Le cadre idéal d’une villa luxueuse va justement servir, dans Le Grand Couteau, de huis clos à l’affrontement entre un acteur fougueux et idéaliste (Jack Palance) et son Studio dirigé d’une main de fer par un homme d’une vulgarité sans commune mesure qui l’oblige par tous les moyens possibles à signer de nouveau pour un contrat de sept ans. À ses côtés, des alliés qui partagent son intégrité comme sa femme pourtant sur le départ (Ida Lupino) ou de redoutables ennemis déshumanisés qui ne pensent qu’au tiroir-caisse et qui sont absolument prêts à tout pour obtenir gain de cause. À voir cet acteur si massif (ancien boxeur), anéanti par son admirable incapacité à renoncer à ses convictions, comment ne pas penser au fabuleux John Garfield ? Boxeur traqué dans Je suis un criminel (1939) ou contraint de renoncer à ses valeurs dans Sang et or (1947), amant passionné de Lana Turner dans Le facteur sonne toujours deux fois (1946), juif victime de l’antisémitisme dans Le Mur invisible (1947), John Garfield fut l’une des victimes les plus connues du maccarthysme. Écarté des studios parce qu’il avait des engagements politiques et sociaux qui le rendaient suspect, l’acteur a fini par devenir un alcoolique notoire avant de décéder prématurément en 1952 (il avait 39 ans) dans des circonstances plus que troubles.
Robert Aldrich, qui l’avait connu sur le tournage de Sang et or où il était assistant réalisateur, savait donc à quel point cette histoire du Grand Couteau était on ne peut plus ancrée dans l’histoire sombre d’Hollywood. Secondé par des acteurs au diapason (tout aussi connus pour leur engagement politique comme la féministe Ida Lupino ou encore la plus grande actrice de second rôle qu’Hollywood eut portée, Shelley Winters), Robert Aldrich adopte le parti-pris d’une mise en scène sèche et dépourvue d’effets où les plans frontaux ne laissent aucune échappée possible à cette galerie de personnages totalement prisonniers de cette cage dorée, aussi confortable qu’asphyxiante. Le résultat final relève du tour de force, associant rigueur extrême de la réalisation et courage exemplaire dans la dénonciation. Une œuvre à redécouvrir et qui annonce une rétrospective Aldrich à la rentrée 2009 qui devrait être des plus passionnantes !