Tim, très cher Tim, que reste-t-il de nos amours ? À en voir sa filmographie ces dix dernières années, pas grand-chose. C’est à peine si le plaisant mais mineur Dark Shadows a réussi à nous rappeler furtivement qu’il fut un temps où l’imaginaire aussi fou que tendre du cinéaste nous embarquait vers des sommets d’émotion et de pur plaisir. Aussi, la tentation de le retrouver sur une veine a priori plus sobre, celle du biopic, est immense : la dernière fois que Burton s’est frotté à l’exercice, ce fut pour son plus beau film, Ed Wood.
Grands yeux, petits bras
D’autant que les similitudes entre l’histoire du plus mauvais cinéaste du monde et celle, racontée dans Big Eyes, du couple Margaret et Walter Keane, sont nombreuses. Complètement oubliées aujourd’hui, les peintures de Walter Keane connurent un succès phénoménal dans l’Amérique de la fin des années 1950 et le début des années 1960 : ces portraits d’enfants aux yeux gigantesques et disproportionnés, d’une laideur assez indescriptible, furent aussi éreintés par la critique qu’adorés par le public. Si les œuvres en elles-mêmes se vendirent assez peu, leurs reproductions, accessibles partout et à bas coût, s’arrachèrent partout où elles furent vendues. Le twist ? Walter Keane n’en peignit aucune : sa femme, restée dans l’ombre, en fut la génitrice autant que l’infatigable productrice. Au terme d’une séparation douloureuse et d’un procès non moins spectaculaire, Margaret Keane parvint à faire reconnaître ses droits sur l’ensemble de son œuvre.
Il y avait forcément matière pour Tim Burton à retrouver dans cette histoire quelques-unes de ses obsessions : l’affection sans borne pour les personnalités en marge ; la volonté de défendre des artistes dont le talent est inversement proportionnel à la sincérité ; le goût pour le laid, le bizarre et le risible, que son regard de grand timide génial est parvenu à magnifier dans la plupart de ses premiers films. Las : s’il faut reconnaître au cinéaste une volonté évidente et réellement intéressante de faire évoluer son univers dans un cadre plus réaliste que ses dernières superproductions, aussi boursouflées qu’asphyxiantes, force est de constater que la greffe ne prend jamais. Certes, on retrouve ici les couleurs pastels et la lumière aveuglante d’Edward aux mains d’argent ou Mars Attacks !, là une silhouette de brune dégingandée (incarnée ici par Kristen Ritter dans un second rôle de bonne copine) qui rappelle Lisa Marie ou Helena Bonham Carter ; pour le reste, Big Eyes ressemble aussi peu à un film de Tim Burton qu’une œuvre de Margaret Keane évoque un Picasso.
Qui trop embrasse mal étreint
Suivant à la lettre un scénario écrit à quatre mains en pilotage automatique (par les auteurs, entre autres, de Larry Flynt et Man on the Moon… et d’Ed Wood), Burton se fond dans un académisme ronflant avec la virtuosité d’un septuagénaire se glissant dans ses charentaises. Le film suit méthodiquement son intrigue sans jamais s’attarder sur les questions qui auraient pu l’emmener vers d’autres territoires : d’où venait l’inspiration de Margaret Keane ? Qu’est-ce qui dans ses peintures a pu autant fasciner les Américains de l’époque ? Tim Burton survole le sujet en le balayant d’un revers de main, préférant se concentrer sur l’aliénation progressive d’une femme réservée et complexée par un mentor goujat au bagout phénoménal. Pourquoi pas ? Mais la métaphore de l’artiste écrasé par un producteur surpuissant, qui sait tellement bien vendre son protégé qu’il finit par lui voler son œuvre, est ici traitée avec une telle emphase que le film entier finit par s’engluer dans un combat de caricatures dont personne (les personnes réelles dont Big Eyes raconte l’histoire, les personnages stéréotypés du film, les comédiens qui les incarnent et le cinéaste lui-même) ne sort vainqueur, et encore moins le spectateur. La pauvre Amy Adams doit se contenter d’écarquiller les yeux face au numéro grotesque d’un Christoph Waltz en roue libre, grimaçant et gesticulant dans chacune de ses scènes, jusqu’à l’épuisement. Ni suffisamment outrancier pour devenir la parodie de biopic qu’il aurait pu être (ce que son sujet et son cinéaste pouvaient laisser espérer), ni assez fasciné par l’histoire qu’il raconte, Big Eyes finit par ressembler à l’ombre de Burton lui-même : un film atteint du syndrome de Stockholm, qui étreint vigoureusement ce qui le retient en otage. Hollywood : 1, Burton : 0.