1989 marque pour Tim Burton une date, puisque c’est cette année-là, avec un Batman surmédiatisé que le réalisateur affronte réellement pour la première fois un aussi large public. Rétrospectivement, l’expérience semble avoir quelque peu bridé le réalisateur dans sa créativité. Edward aux mains d’argent, le film qu’il réalise un an plus tard, semble orienter sa filmographie vers un intimisme gracile, loin des fastueuses grandiloquences du justicier au costume de chauve-souris. Mais lorsque Burton revient à Gotham, deux ans plus tard, c’est avec un tournage top-secret, pharaonique, pour un film en forme de revanche chaotique à la poésie ténébreuse. Batman le défi, ou le côté le plus sombre que Tim Burton ait jamais montré de lui-même.
Décrire les passions n’est rien ; il suffit de naître un peu chacal, un peu vautour, un peu panthère.
— Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror
Les relations de Tim Burton avec l’univers créé par Bob Kane pour son héros Batman sont des plus chaotiques : les personnages vont et viennent. Le premier film, de 1989, voit ainsi apparaître le Joker Jack Napier, mais également le personnage d’Harvey Dent, le futur Double Face. Robin était également prévu pour apparaître dans le premier, puis dans le second épisode, sous les traits de Marlon Wayans – pour finir par n’être qu’à l’affiche du troisième, interprété par un Chris O’Donnell atone. Au sortir de Batman, Burton ne désire aucunement réaliser un second épisode. S’il s’y attèle, c’est surtout parce qu’une plus grande liberté lui est proposée (et, peut-être, la promesse d’un budget pharaonique pour l’époque?). Une liberté qui lui permet de renvoyer le premier scénario proposé par le scénariste Daniel Waters, où intervenait Dent, au profit d’un scénario impliquant Catwoman, le Pingouin, mais surtout Max Shreck, copie de Dent en version businessman, ce qui fait de ce film le seul qui se soit permis de s’écarter du bestiaire du comics originel et de créer un « méchant ».
Max Schreck (dont le nom est une référence explicite à l’interprète du monstre de Nosferatu le vampire de Murnau) , donc, mais également Selina Kyle, et Oswald Cobblepot. Car Batman le défi est l’occasion pour Burton d’imposer réellement son univers à celui de Kane, et de remanier ses protagonistes. Wayne ne semble intéresser que fort peu le réalisateur, tant le personnage est lisse (Shreck va le traiter tour à tour, avec une morgue suffisante, de « Monsieur-le-bien-né-au-manoir-avec-une-cuillère-d’argent-dans-la-bouche », et de « gentillet modèle de vertu des trust funds »). Selina Kyle / Catwoman, le Pingouin / Oswald Cobblepot, voire Max Schreck recueillent bien plus les suffrages du réalisateur. Dans ces personnages, Burton se projette bien plus que dans Bruce Wayne. La figure symbolique du miroir est brandie entre Selina Kyle et Catwoman, entre le Pingouin et Max Shreck, entre tous ceux-ci et Burton, mais aucun miroir ne répond à Batman. Burton semble ainsi régler ses comptes avec la meute de fans du comics qui lui avaient reproché son traitement du héros et du Joker dans le premier film. Bruce Wayne est-il une figure sacrée ? Burton la laissera de côté, pour s’intéresser réellement aux autres personnages.
Et quel prise de pouvoir que celle de Burton dans cet univers ! Edward aux mains d’argent présentait un monde-bulle, enfermé dans une petite boule à neige, fragile et délicate. Avec Batman le défi, Burton fracasse la boule à neige – un élément toujours présent, cependant, et central dans l’identité visuelle baroque de son film. Edward dresse le portrait d’un monde policé ou l’oppression naît avant tout du malaise ressenti pour un être essentiellement imaginaire et poétique face à une norme insidieuse. Batman le défi explose à cet égard les limites de la décence narrative : les monstres y sont grandiloquents, ambigus, stylisés à l’extrême, intenses et ravageurs dans leur haine du monde. Et que dire des citoyens normaux de la ville ? Veules, lâches, corrompus, manipulables à l’extrême, ils ne sont finalement que le public qui mérite un maire tel que le Pingouin, ou une justicière sombre telle que Catwoman (« Vous espérez toujours qu’un Batman vienne vous sauver ? » lance-t-elle, cassante, à une victime de tentative de viol). Finalement, le discours social, le regard de Burton sur la masse reste le même d’un film à l’autre : les individus qui s’efforcent de vivre dans la norme étaient effrayants, écrasants, dangereux dans Edward ; ils sont méprisables dans Batman le défi, et en méritent en tous points l’ire outrancière des monstres qui les côtoient. Si le Burton d’Edward semblait accepter qu’il fallait à l’artiste rester hors du monde pour survivre, celui de Batman le défi passe de l’autre côté du miroir, et dépeint l’artiste, celui qui est hors de la norme, qui se singularise, comme une menace légitime sur le monde. Non qu’aucun de ces « méchants » vive réellement bien son aliénation au monde, mais pour Burton, l’artiste-monstre a autant de justification à son existence que l’artiste-ange d’Edward.
Et le monstre dans Batman le défi est on ne peut plus démonstratif, extraverti – mais à la différence de celui d’Edward, il est agressif dans son rapport au monde. Et Burton de choisir le moyen d’expression probablement le plus agressif dans le contexte du film – qui se veut fantastique mais grand public : il s’agit non pas d’une violence omniprésente (le film reste à cet égard relativement timide, la scène du « morpion sanglant » exceptée), mais de la sexualité. Le Pingouin comme Catwoman exsudent une sensualité débridée, et Burton accentue les sous-entendus sexuels liés à ses personnages (à tel point que la firme de fast-food promotrice du film aux USA a retiré du commerce ses jouets, suite aux plaintes de parents indignés). Le Pingouin, ainsi, partage son temps entre complots visant aux meurtres d’enfants et de jeunes hommes à grande échelle et une approche des plus primales du sexe opposé ; tandis que Catwoman, toute de cuir vêtue, constitue à elle seule un fantasme ambulant. La scène où les deux « méchants » se rencontrent pour organiser le complot contre Batman reste à cet égard un moment d’anthologie, Catwoman gobant d’une bouchée le petit oiseau du Pingouin ; tandis que celui-ci caresse une chatte noire étendue sur le lit, venue avec son interlocutrice. Que l’une tente d’avaler, et donc de castrer son interlocuteur ; et l’autre menace la chatte d’un parapluie-couteau parfaitement phallique, montre bien qu’en eux se retrouvent à la fois Eros et Thanatos, dans une spirale intensément destructrice et voulue comme telle.
Catwoman / Selina Kyle est d’ailleurs certainement la figure féminine la plus torturée de la galerie burtonienne. Le personnage passe d’un extrême à l’autre, d’une façon tellement intense qu’elle a elle-même des difficultés à accepter ces changements. Certainement la première – et la seule à ce jour – des femmes de l’œuvre de Burton à avoir un rôle central dans l’un de ses films, Catwoman n’est que sexualité. Réprimée, frustrée, cachée, avant sa transformation (elle est incapable de jurer plus haut que l’intraduisible « corn dog », accueille sa chatte domestique en lui imputant de suite des « escapades sexuelles inavouables»…); Selina Kyle devient extravertie, évidente, revendiquée, une fois passé le costume de cuir de son alter ego. Burton construit ainsi avec elle un personnage de femme réprimée qui, d’un coup de baguette magique (elle meurt et est réanimée par ses chats, alors que le personnage originel n’est rien de plus qu’une amnésique criminelle avec une bonne idée de costume), devient une femme lilithienne, meurtrie, extravertie dans la douleur (lors de sa transformation, Selina Kyle rentre dans son appartement où elle confectionne son costume. En passant, à ce moment de transition, elle brise deux des lettres du « Hello There » qui orne son mur, et devient dès lors « Hell Here » – « l’Enfer est ici »), et qui d’ailleurs ne se réalisera réellement que par une mort qu’on imagine sans peine des plus épouvantables.
Magique, également, l’origine du Pingouin : de replet baron du crime (porteur d’un costume qui le fait ressembler à un manchot (Penguin en anglais) de Gotham dans le comics de Bob Kane, il se transforme dans le film en fils difforme d’une famille aisée, abandonné par ses parents dans son berceau lancé sur une rivière-égout. C’est ce berceau qui fait l’ouverture de Batman le défi, et son entrée dans les égouts donne le ton : les tunnels, en effet, évoquent irrésistiblement la forme du symbole porté sur son cœur par Batman. Le berceau du monstre, dans le cœur du héros : déjà les signes se brouillent. Le parallèle avec la figure biblique de Moïse continue d’alimenter la confusion : doit-on sympathiser avec le bébé abandonné, être épouvanté par les exactions monstrueuses du tueur à grande échelle. Burton se garde bien de jamais donner ses préférences, et donne au Pingouin des funérailles à la fois grotesques et grandioses, agressives et pathétiques. « Je ne suis pas un être humain, je suis un animal. À sang froid ! », lance le monstre, faisant explicitement aux mots prêtés à l’Elephant Man de John Hurt sous la caméra de David Lynch. Et lorsqu’on rencontre, au détour d’un escalier dans une fête donnée par Max Schreck (Nosferatu, donc), un costume rappelant celui du Fantôme de l’Opéra, version Lon Chaney / Rupert Julian lors de la scène du bal masqué, le bestiaire est complet. Comme le monstre campé par Lon Chaney, comme celui de John Hurt, le Pingouin de Danny DeVito – qui offre par ailleurs une formidable composition, totalement habitée, de son rôle – se définit par son anormalité. Contrairement à John Merrick, comme il le souligne, il ne cherche pas, cependant, à s’intégrer. Et la mort de son personnage, ainsi que celle, prétendue, de Catwoman, laisse un Batman désemparé — et qui n’a finalement eu aucune part à l’arrêt du chaos destructeur que ses deux « ennemis » ont semé sur la ville.
Car s’il est un mot pour définir Batman le défi, c’est bien celui de chaos. Dans Edward aux mains d’argent, Burton donne une définition précise de l’ordre, de la norme qu’il craint, et il lui oppose l’absolu de la création. Jamais, cependant, il ne met en réel porte-à-faux les deux forces en présence. L’art, la création, existe de façon immuable, mais doit tout aussi systématiquement s’écarter du monde : l’un et l’autre peuvent éventuellement coexister, mais jamais cohabiter. Batman le défi, au contraire, écrase la norme sous les délires visuels, graphiques, scénaristiques. À une mise en scène lyrique mais sage dans Edward aux mains d’argent, Burton oppose ici des délires visuels impressionnants. Il laisse ainsi courir sa caméra le long des bâtiments massifs, grandioses d’un Gotham que le premier film ne laissait qu’entrevoir, jouant sur les lignes de structure, mais avant tout sur une mise en scène verticale. Le regard plonge dans les profondeurs, s’élève dans les airs, semblant vouloir palier la sclérose qui semble toucher Batman lui-même par d’amples mouvements de caméra, allant parfois même jusqu’à suivre les mouvements du shuriken-chauve souris de Batman lorsque celui-ci le programme pour se débarrasser des hommes du Pingouin. L’orchestration des couleurs, très vives, du film obéit à une même logique baroque et chaotique : le monde du Pingouin est bleu-blanc, celui de Batman noir, l’appartement de Selina Kyle d’un rose écœurant – mais partout règne le blanc. Car, conscient du paradoxe qu’il met en scène (et de la nécessité profonde de l’ordre dans le chaos, telle qu’en témoigne la scène du meurtre de la « princesse », où l’ordre et la préparation les plus précis président à un déchaînement chaotique), Burton englobe ce chaos, ce baroque d’une neige reposée, blanche, virginale – comme une rédemption finale après un monstrueux feu d’artifice…
Si la vie réelle est un chaos, en revanche une terrible logique gouverne l’imagination.
— Oscar Wilde
Batman le défi résonne donc comme un cri de rage inaccoutumé dans la filmographie de Tim Burton, une expression étonnante d’une créativité sombre, dont les illustrations futures à l’écran deviendront beaucoup plus sages par la suite, une fois passée la mise en abyme d’Ed Wood. Ainsi, les ténèbres pourtant prometteuses de Sleepy Hollow, sans parler de celles de Sweeney Todd semblent moins intenses, en regard de ce Batman le défi. Seul, peut-être le discours subtilement cynique d’un Tim Burton / Willy Wonka redoutablement cruel dans Charlie et la chocolaterie laisse encore transparaître ce qui résonne comme un Burton plus profond, plus sombre qu’à l’accoutumée. Toujours est-il que l’histoire de Burton et de Batman reste toujours à écrire : si Hollywood recycle aujourd’hui le personnage avec efficacité, il paraît clair que la symbiose potentielle entre les deux univers du personnage et du réalisateur reste porteuse d’alléchantes promesses, s’ils devaient se rencontrer à nouveau.