L’univers clairement identifiable de Tim Burton semblait, depuis quelques films, l’avoir dévoré : incapable de préserver la candeur de son imaginaire, le réalisateur d’Edward aux mains d’argent s’était perdu dans les folies graphiques de Charlie et la chocolaterie, les encombrants colifichets rococo d’Alice au pays des merveilles. Avec l’adaptation de la série culte homonyme de Dan Curtis, Burton retrouve ses marques et intègre à son monde la figure, bien dévoyée récemment, du vampire.
Car le vampire manquait à la filmographie de Tim Burton, pourtant pas avare en monstres divers. Le personnage de Barnabas Collins est le « monstre » emblématique du soap-opera gothique créé par Dan Curtis dans les années 1960. Avec plus de 1200 épisodes au compteur, Dark Shadows est une institution chez l’oncle Sam – une réputation qui n’a pas traversé l’Atlantique. Dan Curtis, grand artisan du fantastique et de l’horreur à la télévision, a un peu travaillé pour le cinéma : on peut d’ailleurs se souvenir de lui en France pour quelques films, dont La Fiancée du vampire, sorti en 1970, directement issu de Dark Shadows. C’est donc dans l’univers du cinéma de quartier que replonge Burton, et plus particulièrement dans la mythologie du vampire. Amateur avoué du fantastique « de quartier », où le vampire est le plus souvent un être exsudant la sensualité, Tim Burton ouvre les portes de son panthéon à un vampire bien dans cette tradition, dangereux, fanatiquement dévoué à sa famille… et obsédé sexuel. On est bien loin des figures aseptisées de l’univers des Twilight.
La sexualité omniprésente, compulsive présente dans Dark Shadows est la partie émergée d’un iceberg subversif qui nous ramène aux meilleures années de Burton. On saluera, déjà, sa façon de se réapproprier la figure raffinée du vampire : foin de sensualité hypnotique ici – l’apanage du vampire depuis les mesmérismes gestuels de Bela Lugosi dans le Dracula de Tod Browning (1931) – au profit d’une sexualité irrépressible, bestiale, assumée et jouisseuse. L’image de la famille est également mise à mal : la famille nucléaire comme norme est évacuée avec fracas, au profit d’une structure clanique, quelque chose de plus primal, de plus instinctif. Dans Beetlejuice, Tim Burton nous présentait la famille de cœur, supérieure aux liens de la parenté. A‑t-il fait volte-face avec la famille Collins de Dark Shadows ? Ici, les liens du sang importent avant tout. Pourtant, c’est l’instinct, plus encore que le sang, qui unit ceux de la fratrie Collins qui demeurent, une fois déclenchées les hostilités entre le vampire ressuscité et sa Nemesis, la sorcière immortelle qui l’a maudit – l’instinct et la conscience que chacun, littéralement, est un monstre au fond de lui-même…
L’essentiel de l’action se situe à Collinswood, le manoir gothique parcouru de cachettes et de passages secrets, dernière propriété de l’ancienne famille bourgeoise, aujourd’hui destituée. Sorte de rêve romantique, Collinswood n’est pas sans rappeler la demeure du savant incarné par Vincent Price dans Edward aux mains d’argent : l’endroit reclus, éloigné du monde de tous les jours, qui abriterait tous les fantasmes d’un Tim Burton enfant. Le bestiaire du film est fourni : fantôme, sorcière, vampire…, le tout dans cet écrin parfaitement adapté. Et, si le film adopte un ton burlesque, Burton n’est badin qu’en surface, à la différence de Mars Attacks ! : ce n’est même plus le pessimiste blafard des Edward… et Beetlejuice. Tim Burton adopte, avec Dark Shadows, une pose critique acide et cinglante qui revendique pour les monstres non seulement le droit d’exister, son propos antérieur, mais également la suprématie sur les humains « normaux ».
Semblant faire exception des chaotiques années 2000, où sa patte était devenue de moins en moins discernable, Tim Burton, de poète rêveur, est devenu un cinéaste jouisseur, qui mobilise aujourd’hui ses monstres pour débusquer le monstre qui sommeille en chacun de nous – un monstre qu’il nous enjoint de laisser librement s’exprimer.