Le dernier film de Frederick Wiseman tisse des liens thématiques évidents avec son prédécesseur, La Danse – le ballet de l’Opéra de Paris : apprentissage, concentration, discipline du corps, répétition des gestes. D’une durée plus courte qu’à l’accoutumée, l’habituelle étude d’un lieu chez Wiseman (ici le club de boxe) transforme le tissu même du film en une rythmique nerveuse et entêtante. Un film d’une grande densité, captation à hauteur d’homme (et de femme !) de la complexité d’un sport souvent réduit à un simple affrontement brutal.
Après les couloirs vides et les multiples salles de répétitions de l’Opéra Garnier, Wiseman se recentre donc sur un lieu plus intime, où tous les protagonistes cohabitent dans un même espace. Le fonctionnement interne du club de boxe est lui aussi réduit à sa plus simple expression, appuyé par une mise en image limpide. Dans son bureau, le gérant de la salle explique en champ/contrechamp aux nouveaux arrivés la marche à suivre : on paye son tribut chaque mois, et l’on vient s’entraîner autant de temps qu’on le désire. La hiérarchisation inhérente à la troupe (danseur du corps de ballet, danseur étoile…) laisse place ici à une grande fratrie, composée de professionnels et d’amateurs, d’hommes d’affaire et de mères de famille, d’enfants, d’immigrés mexicains et cubains, de juges, de docteurs…
Le Lord’s Gym, club fondé à Austin par Richard Lord, ancien boxeur professionnel, tient donc du melting pot le plus éclectique, et permet à chacun de se débarrasser de son costume de ville pour endosser celui d’arpenteur des rings. C’est en cela que tient la grande beauté d’un lieu pourtant anodin, relégué en périphérie de la capitale du Texas : il permet de laisser les nivellements créés par une société inégalitaire à la porte du vestiaire. Seul compte ici le niveau d’implication de chacun dans sa démarche sportive, et personne n’est avare en conseils à ce sujet. Malgré la violence, même contrôlée, inhérente à la boxe, le Lord’s Gym se trouve être un cocon, un lieu d’apaisement, où l’on peut discuter tranquillement de ses tracas quotidiens entre deux séances de speedbag, sans avoir à se soucier du rang social de la personne à qui l’on s’adresse. En ce sens, le film se donne à première vue comme la description d’une microsociété utopique, totalement éphémère, où l’entraide et le respect sont les valeurs motrices de l’accomplissement de chacun.
Cette charmante parabole est l’élément qui vient cimenter le film, et permet à Wiseman de poursuivre son exploration du travail sur le corps et le mouvement. La complexité de la tâche à accomplir se résume dans la belle simplicité d’une scène où, sous l’égide de Richard Lord, un jeune apprenti découvre la base de la boxe en tapant dans un punching-ball. Fascinante est la masse de travail à abattre pour réussir à donner correctement un coup de poing, qui nécessite équilibre, coordination des membres, placement judicieux face à l’adversaire. Wiseman saisit dans l’incessante répétition des gestes la façon dont le corps doit enregistrer machinalement des séquences de coups, rabâcher les mêmes exercices pour être capable de les reproduire instinctivement en combat. Art de la persévérance, la boxe n’est pas pour autant un sport de calque, et Wiseman réussit admirablement à capter les nuances de mouvements de chaque corps en fonction de sa morphologie, de son style. Comme le dit très justement un des boxeurs de la salle, « il faut comprendre le jeu de l’autre pour prévoir ses mouvements, et trouver sa faille », comme un stratège cherchant à percer les troupes ennemies. Wiseman l’a parfaitement compris en venant poser sa caméra dans ce lieu : la boxe est tout autant affaire d’observation que d’action.
L’acuité du regard de Wiseman a souvent été louée, ainsi que sa capacité à rendre compte d’un lieu dans son intégralité, avec une volonté toujours plus forte d’en saisir les moindres aspects et recoins. Ce que l’on tend moins à souligner, c’est le travail effectué sur le traitement du son, qui permet une immersion remarquable dans un univers peu familier et créé ici un lien indéfectible avec la matière même du film. Comme l’indique cette scène où un danseur de rumba prodigue à ses comparses des conseils pour exécuter correctement quelques pas, la boxe est aussi un sport de rythme, d’enchaînements. « Gauche, gauche, droite, jab ! » scande Richard Lord pendant un entraînement. Chaque coup nécessite une expiration permettant de concentrer un maximum de force dans l’exécution de l’enchaînement. La matière sonore du film imprime un rythme de montage alerte, aux aguets, cadencé par les « bips » du timer marquant la fin d’un round, les grincements des pas sur le ring, la régularité métronomique des coups balancés dans un speedbag. La salle de boxe devient alors une matière vivante et magique qui joue sans cesse son petit refrain, dictant l’exécution des exercices, des mêmes gestes et coups. Et Wiseman, en boxeur professionnel du septième art, travaille sa technique de frappe dans la répétition des scènes, en revenant toujours au corps à corps, se confrontant à son lieu de tournage jusqu’à en mettre toutes les possibilités K.O.