C’est une scène en apparence anodine, forcément brève à l’échelle d’un film de 4h30, mais qui en dit long sur le cinéma de Frederick Wiseman : devant un mur bardé d’écrans de différentes tailles, des agents municipaux scrutent des dizaines d’images enregistrées par des caméras de vidéosurveillance, communiquent par téléphone avec leurs collègues sur le terrain et veillent à ce que le trafic de Boston reste fluide en dépit du nombre important de véhicules en circulation. L’œuvre du cinéaste américain, qu’il qualifie lui-même de grande « mosaïque », semble en effet se refléter entièrement dans ce dispositif, où ce sont autant les images (la salle de surveillance a tout l’air d’une salle de montage) que les sons (point essentiel de son travail) qui permettent de saisir les dynamiques à l’œuvre au sein d’un territoire donné. Après la bourgade de Monrovia, Indiana, Wiseman envisage dans City Hall la capitale du Massachusetts comme une sorte d’immense corps mécanique avec ses rouages, ses pièces et ses câbles plus ou moins enchevêtrés (les routes, en forme d’artères, se chevauchent et déversent un flux d’automobiles quand elles ne sont pas bouchées). De son côté, le « City Hall » de Boston, centre névralgique du film, représente à lui seul cette ville complexe et composite qui semble guidée par une même aspiration démocratique : son architecture brutaliste repose sur un entrelacement de lignes qui se croisent, se recoupent et font tenir l’imposant édifice.
Rien de nouveau a priori pour Wiseman, qui a toujours envisagé la ville comme un corps travaillé par différentes énergies, du bruit des manifestations et des célébrations locales au silence des travailleurs occupés à faire tourner la machine. Entre chaque tirade s’immiscent des paysages urbains en guise de « transitions » littérales (transitions entre deux séquences, mais aussi entre deux localités) ; soit des plans composés de routes, de passages piétons, de panneaux de signalisation et d’espaces publics entretenus par les services de voirie. La caméra suit à un moment le travail d’éboueurs débarrassant les encombrants d’une ruelle, quand plus loin le marquage d’une route est en train d’être refait. Comme dans les précédents films du cinéaste, City Hall regorge de ces petits écarts réflexifs où le travail de la matière concrète (le bitume, la tuyauterie, les déchets ou la nourriture) renvoie au labeur de la vie en collectivité (façonner, pierre après pierre, un idéal démocratique et égalitaire). Par extension, c’est le travail du montage, nourri de ravalements et de reprises (un motif redoublé, une ligne prolongée ou rompue, une figure qui revient ou disparaît à jamais, etc.), qui se voit lui aussi représenté.
L’horizon collectif
D’une finesse et d’une rigueur renouvelées, la méthode Wiseman se fonde sur ces deux « moments » complémentaires, envisagés comme les deux faces d’une même pièce : le temps de l’observation, où il s’agit de filmer attentivement l’espace public (comme dans At Berkeley, où des étudiants déambulent dans les allées d’un campus tandis que des agents d’entretien balaient les feuilles mortes sur les terrasses), puis celui de l’écoute, par une attention portée à la démocratie en action. Sur ce dernier point, City Hall prend le temps de discerner plusieurs niveaux de parole, privilégiant d’abord l’élocution politicienne (celle du maire de la ville) avant de se porter sur celle des habitants lors de réunions associatives ou de rencontres plus intimes. La singularité de ce nouveau film se trouve en partie là, dans la mesure où la vie sociale et politique américaine semble relever d’un art assumé du storytelling, chaque protagoniste faisant preuve d’une éloquence assez remarquable quand il est question de lier un récit personnel au sort de toute une communauté. Des témoignages de vétérans sont par exemple livrés devant une série d’images qui évoquent l’Histoire des États-Unis, entre des tableaux sur la mythologie des pionniers américains et des portraits de combattants récemment morts au combat. Plus tard, des scientifiques retracent l’évolution géologique de la terre sur laquelle s’est bâtie Boston et expliquent les causes matérielles de son développement à partir de minuscules fragments archéologiques. Avec une certaine assurance, le maire de la ville Martin Walsh (d’origine irlandaise) ne cesse lui aussi de livrer une série d’anecdotes personnelles pour appuyer le bien-fondé de sa politique démocrate, en mettant l’accent sur l’idée que l’Amérique est un pays d’immigrants qui se doit de porter le flambeau de cette diversité.
Pour Wiseman, qui reconduit cet horizon pluraliste dans son film, il est question de donner à chacun une place notable au sein d’un montage-fleuve dont l’ambition ethnographique n’a d’égale que son attachement aux trajectoires individuelles. Un équilibre atteint lors d’un débat passionnant autour de l’ouverture d’un magasin de vente de cannabis destiné à être installé dans le quartier populaire et multiculturel de Dorchester. Tout au long de l’entrevue, une audience constituée de représentants de la communauté locale répond aux arguments d’une rangée de promoteurs tandis qu’un homme, au regard particulièrement alerte, filme la rencontre depuis l’assemblée avec son téléphone portable. Engagé dans la préservation des intérêts de la communauté, le public voit ses craintes balayées avec plus ou moins de vigueur par des entrepreneurs issus en partie de la diaspora vietnamienne vivant dans le même quartier. Les champs-contrechamps se font alors autant le reflet d’un désaccord que d’une union possible entre ces deux groupes plus proches qu’il n’y paraît, qui se répondent et se jaugent tout en évoquant leur quotidien, leurs origines et leurs déboires personnels. Par là, on pourrait dire que le « programme » de Wiseman consiste à faire le portrait d’une collectivité sans gommer les singularités qui la composent, ni les liens qui souterrainement les unissent. De manière analogue, les films de Wiseman eux-mêmes peuvent être considérés comme autant de nuances distinctes mais complémentaires dans le grand tableau que dresse le cinéaste depuis maintenant plus de cinquante ans. City Hall ne saurait effectivement se résumer à un simple contrechamp démocrate de Monrovia, Indiana : en réaction au climat politique délétère du pays, il invite au dialogue entre ces deux parties de l’Amérique, dresse des ponts entre deux localités que tout oppose en apparence. À « l’idéal documentaire » s’ajoute alors un idéal collectiviste, celui d’un rassemblement et d’une union formulée dans les films et entre les films du cinéaste – une perspective au cœur de City Hall, nouvelle pierre de taille à ajouter à l’incontournable édifice wisemanien.