Davantage que Law and Order (1969) et Hospital (1970), dans lesquels Frederick Wiseman expérimentait encore sa forme, Juvenile Court (1973) marque l’avènement d’une méthode, presque inchangée depuis cinquante ans. Quatre plans seulement installent ici le lieu-sujet : une rue avec une skyline à l’horizon, un bâtiment officiel horizontal et austère, un panneau indiquant « Juvenile Court » (tribunal pour enfants) et un panoramique qui accompagne une voiture de police sur le parking, pour se terminer sur le logo affiché sur la portière : « Police – City of Memphis ». Après avoir donné ces informations contextuelles de la façon la plus sobre et efficace possible, le film restera ensuite cloisonné à l’intérieur du tribunal, jusqu’à un bref et salutaire retour à l’air libre.
Le noir et blanc caractéristique de la première période de l’œuvre du documentariste sied bien à l’univers carcéral du tribunal : entre lumière artificielle blafarde et couloirs anonymes, le monde qu’il dépeint paraît dénué de couleurs. Wiseman s’attache à quelques affaires plus ou moins tragiques, sordides ou pathétiques, qu’il délaisse parfois avant que le jugement ne soit rendu. L’un des vertiges suscités par le film tient dans sa manière d’embrasser un point de vue similaire à celui d’un employé du tribunal : sans jamais accompagner les personnages à l’extérieur, comme le ferait sans doute un cinéaste de fiction, Wiseman laisse le spectateur dans l’ignorance sur le futur d’un enfant envoyé en famille d’accueil, ou sur le bien-fondé d’une décision de justice concernant un beau-père violent. Les cas s’enchaînent, dans une succession cruelle et banale de situations bouleversantes, dont on ne voit parfois pas le dénouement. C’est évidemment un lieu commun de dire que la réalité dépasse la fiction, mais dans Juvenile Court, cet aphorisme prend sens par-delà la simple question de la vraisemblance, dans la force de certains portraits. Comme par exemple celui d’une fille de onze ans qui, séchant ses larmes, accroche sans s’en rendre compte un morceau de mouchoir en papier sur sa paupière, ou de ce jeune garçon condamné dont le visage se tord de désespoir, hoquetant de façon détraquée. Les visages des adolescents brisés que l’on croise ici ne s’inventent pas. Ils fascinent en tout cas Wiseman, qui recourt beaucoup au zoom pour resserrer à l’extrême ses cadres, afin de glaner un regard ou une expression. En face, les adultes, qu’ils soient avocats, psychologues ou même parfois parents, adoptent pour la plupart une expression neutre : ils en ont vu et en verront d’autres.
Le juge Turner fait sa loi
C’est notamment le cas du charismatique juge Turner, un homme de loi à la tête ronde et aux yeux globuleux, qui a tout d’une figure d’autorité naturelle. Dans la filmographie de Wiseman, il apparaît comme l’un des rares « personnages principaux », occupant une place centrale – à l’instar de Marty Walsh, le maire de Boston dans City Hall. À deux époques différentes, le cinéaste regarde ces hommes d’une façon similaire, empreint d’une forme d’admiration pour l’idée de l’Amérique et de la démocratie qu’ils incarnent, mais avec aussi parfois une distance légèrement ironique sur leur manière de se mettre en scène. Dans Juvenile Court, on ne croise ainsi pas seulement le regard (évidemment « dur mais juste ») du juge dans les scènes où il figure, mais aussi par le biais d’un portrait affiché dans le bureau d’un employé, comme s’il s’agissait d’un tableau du président américain en fonction. Il s’apparente à un substitut paternel face aux parents dépassés en matière de discipline, terme ici souvent employé comme un synonyme d’éducation. Le montage souligne ce rôle de patriarche lors d’une scène où il reçoit une femme et ses deux jeunes enfants dans son bureau, à propos d’une accusation d’agression sexuelle. En champ-contrechamp, le juge pose des questions et la mère répond, jusqu’à ce que le petit garçon se retrouve soudainement dans le plan consacré à l’homme de loi, le bras du juge entourant chaleureusement ses épaules. « Vous avez de beaux enfants », dit-il alors à sa mère, avec un rare sourire. C’est l’un des seuls moments un tant soit peu comique de ce film terrible, peut-être l’un des plus déchirants de son auteur. « This is America », tente de rassurer un avocat à son client de dix-sept ans envoyé en maison de correction à la fin du film, comme pour rappeler qu’il s’agit d’un « land of opportunity ». Difficile de le croire, quoique Wiseman partage peut-être sa foi : dans l’ultime plan du film, qui reproduit le cadrage du premier, la rue devant le tribunal est désormais traversée par deux jeunes filles qui marchent vers la ville au loin. Dans ce film d’avenirs bouchés, un vague espoir semble alors accompagner leurs silhouettes.