Assassinat de Martin Luther King puis de Robert Kennedy, émeutes raciales embrasant le pays et campagne présidentielle centrée sur les pouvoirs régaliens… Le contexte de 1968 dans lequel le jeune Frederick Wiseman, qui n’a alors signé que deux films (Titicut Follies et High School), réalise Law and Order est pour le moins imposant et semblait appeler à un documentaire abrasif sur la police, surtout qu’il s’achève – chose rare chez le natif de Boston – sur les images télévisuelles d’un meeting de Richard Nixon, au cour duquel le futur président utilise le slogan qui donne son titre au film. Mais pour son troisième documentaire, Wiseman suit déjà une ligne claire qui préfigure une œuvre d’une grande cohérence. À l’exception du segment final, qui ouvre le récit sur l’actualité politique états-unienne, le film s’intéresse avant tout aux rues d’Admiral Boulevard, l’un des quartiers sous tension de Kansas City, que le cinéaste sillonne durant six semaines à bord de plusieurs voitures de police. Aussi court (1h21) qu’intense, le film paraît s’écrire et se réinventer au gré des situations très différentes auxquelles sont confrontés les agents. Voilà ce qui frappe peut-être en découvrant le film aujourd’hui, au regard des derniers documentaires, très structurés, du cinéaste : erratique et fragmenté, Law and Order est un film paradoxalement désordonné, où l’on peine à se repérer.
Proposant des séquences beaucoup plus brèves qu’aujourd’hui, Wiseman embrasse pleinement la mobilité de son sujet, s’arrêtant dans les stations de police ou près des habitations pour mieux repartir avant même que les conflits qui s’y présentent ne s’achèvent véritablement. Le travail de la police s’affirme comme un labeur souvent inaccompli : une arrestation aboutit à une libération immédiate, un enfant perdu est ramené au poste sans que l’on ne sache s’il a pu être renvoyé chez ses parents, un conflit conjugal très violent débouche sur un statu quo, etc. « On ne peut rien faire pour vous » affirme par exemple l’un des agents à un père insistant qui refuse de perdre la garde de sa fille après s’être confronté au nouveau conjoint de son ex-compagne. Plutôt que de rétablir l’ordre, la police passe le plus clair de son temps à temporiser ou à simplement occuper l’espace public dans une logique de représentation. C’est l’une des colonnes vertébrales du cinéma documentaire de Wiseman : les individus, d’autant plus s’ils sont les garants d’une quelconque autorité, jouent un rôle analogue à celui d’un comédien. Costumes, gestes, répliques : chaque détail compte pour tenter de légitimer un usage de la force disproportionné à l’égard d’une population maltraitée qui, bien souvent, cherche à se défendre tant bien que mal. Il en va ainsi de l’une des séquences les plus longues du film, consacrée à la recherche puis à la capture d’un délinquant mineur qui vient de vandaliser une voiture. Son arrestation, qui a lieu sous les yeux de tout le quartier sidéré, relève de la mise en scène : les policiers sont amenés à répondre avec fermeté à ses invectives et à jouer les gros bras tout en prenant leur temps, histoire que cela se voit. Écrasé et menotté sur le capot d’un véhicule de police, l’adolescent sait autant que les agents que ce qui se joue ici est une question d’image et de démonstration de force. Pris en défaut, il ne lui reste qu’à préserver sa fierté en provoquant ses bourreaux.
C’est sans doute en cela que le film, plutôt que de chercher volontairement à « être politique », le devient : par l’observation minutieuse de courtes situations fondées sur une dialectique regardant/regardé synthétisant un ensemble de rapports de force (entre policiers et civils, et surtout entre Noirs et Blancs). Qui regarde qui ? Qui se trouve sur les planches et dans l’audience ? Qui contrôle vraiment la mise en scène du réel ? Law and Order est un exemple de copwatching avant l’heure. En témoigne sa séquence la plus marquante, celle de l’arrestation brutale d’une prostituée étranglée par un policier qui – cela en dit long – n’a que faire du tournage se déroulant au moment de son indéniable bavure. Il s’agit de la scène la plus crue et sensationnaliste du film, qui trouve ailleurs sa beauté dans un registre plus modeste, en saisissant de micro gestes soulevant une émotion inattendue. Sur le siège passager d’une voiture de police, la caméra filme à un moment donné un échange entre un policier à la recherche d’un jeune homme et une poignée d’enfants qui errent sur le trottoir. En apparence anodine, leur conversation est le théâtre d’une interaction au départ asymétrique, où le policier apparaît jouir de pleins pouvoirs sur les passants. Mais brièvement, les mains posées par les enfants sur la portière outrepassent la frontière qui scinde la scène en deux : ici, la police est non seulement regardée de très près, mais elle apparaît aussi provisoirement sous contrôle, rappelée à l’ordre par des figures encore innocentes.