À quoi reconnaît-on l’universalité du génie ? Au fait qu’elle transcende les clivages, qu’elle survole les frontières, et qu’elle s’incarne dans l’idée et pas seulement dans la matière. Orient et Occident, deux mondes lointains l’un pour l’autre, deux mondes aux philosophies étrangères l’une à l’autre, et qui pourtant se rejoignirent, l’espace de deux films, sous la direction de Kurosawa : le cinéaste fut un rêveur mélancolique, un pourvoyeur d’imaginaire sorti de la détresse humaine. Puisant dans les fresques désabusées du poète élisabéthain, Kurosawa imprima sur ses pellicules le spectacle parfois fantasque, souvent désespéré, des passions et des futiles élans du cœur humain.
Un pont jeté entre deux mondes
Le Château de l’araignée et Ran, respectivement sortis en 1957 et en 1985 représentent deux extrêmes dans la carrière de Kurosawa. Le genre du film historique, dont un des meilleurs avatars est Les 47 Rônins de Mizoguchi (1941 – 42), appelé jidai-geki au Japon, est un genre qui se meurt au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Il faut toute la volonté de Kurosawa pour oser continuer dans cette voie, avec Rashômon en 1950 et Les Sept Samouraïs en 1954, deux films qui le révèlent à l’Occident, et qui provoquent même un choc à Hollywood : les remakes, westerns et autres genres typiquement occidentaux s’approprient les codes chevaleresques du bushido. On songe au film Les Sept Mercenaires, mais aussi à Star Wars, dont l’argument dans A New Hope est un décalque de celui de La Forteresse cachée. Francis Ford Coppola et George Lucas, Silberman en France, ne s’y tromperont pas, et ils financeront les productions de l’auteur japonais lorsque celui-ci connaîtra une traversée du désert. Ainsi naissent les liens entre deux univers que tout semble opposer. Et Kurosawa lui-même s’est nourri des messages littéraires et visuels nés de l’art occidental.
Il apparaît donc tout naturel que ce grand connaisseur de théâtre (notamment le théâtre Nô) se fût pris de passion pour le dramaturge le plus célèbre au monde, Shakespeare, lui qui donna son nom à la périphrase qui désigne sa langue maternelle. Le Château de l’araignée comme Ran se veulent des adaptations de deux pièces à la thématique commune (les dérives et l’usure du pouvoir) mais au traitement bien différent. Le premier film est celui d’un auteur qui veut donner une seconde jeunesse à un genre un rien empesée, celui du film ‘en costumes’, tandis que le second est celui d’un auteur qui a perdu ses illusions sur la nature humaine. Quelle adéquation au modèle shakespearien ! En effet, Macbeth, dont s’inspire Le Château de l’araignée, est une pièce de 1623 au langage âpre, glaçant, terrifiant par l’atroce inhumanité de ses protagonistes, empli d’un surnaturel et d’une folie qui placent cette pièce au-delà du temps : Macbeth préfigure, entrevoit l’horizon de la psychanalyse et révèle un inconscient dont l’existence même était inimaginable au XVIe siècle ! De la même façon, Kurosawa place son film, en noir et blanc, sur le plan de l’intime, du détail insignifiant, imperceptible, de l’horreur glacée. Le Roi Lear, l’inspiration de Ran (que l’on traduit parfois par Chaos), est un modèle plus lointain, plus onirique, une réflexion sur la vieillesse, sur l’héritage laissé à sa descendance, sur l’avidité. La pièce de Shakespeare, datée de 1608, explore les tréfonds tourmentés de l’âme d’un vieillard incompris, terrassé par la tempête de l’ingratitude filiale. Là encore, la façon qu’a Kurosawa de traiter son sujet est adaptée à cette pièce plus souple, plus complexe dans sa polysémie, dans le flou général qu’elle dégage. Ran est un film de couleurs et de tissus, de vent et de châteaux qui se consument. Les contours sont plus vagues, plus rêveurs, moins taillés à la serpe que dans Le Château de l’araignée. Du point de vue de l’esprit, Kurosawa a parfaitement retranscrit le côté implacable de Macbeth et l’aspect vague du Roi Lear.
Les décors de l’imagination
Lorsqu’au début et à la fin du Château de l’araignée retentit le lugubre chœur narrant la déchéance morale des seigneurs de ce château maudit, le cadre est bien mis en place : c’est un chant qui assume à la fois le rôle du chœur antique à l’occidentale (le choros grec) et qui enferme l’histoire dans le cycle, dans le cercle infernal de la noirceur de l’âme. Dans Ran, c’est le chant triste et doux de la flute qui accompagne la déchéance d’une famille que déchirent l’orgueil la soif de pouvoir. Shakespeare lui-même écrivait des prologues, dans Roméo et Juliette, dans Henry V. Souvenons-nous de la leçon de mise en scène que donne le grand écrivain dans cette dernière pièce ; il demande au spectateur d’imaginer la bataille et le fracas d’Azincourt, de se figurer le galop des chevaux, de se représenter, de théâtraliser en lui-même l’espace circulaire du Globe Theater. L’intimité de la scène théâtrale ne saurait empêcher le ton épique nécessaire à la représentation historique, du moment que le spectateur peut rêver à sa réalité. Comment ne pas songer à la grande bataille de Ran ? C’est l’Azincourt onirique de Kurosawa, comme filmée au ralenti, bercée par le rêve musical du compositeur Takemitsu Toru.
Kurosawa ne s’arrête pas à cette théorisation de l’espace théâtral : il retient de son modèle shakespearien l’atmosphère étouffante du Dunsinane de Macbeth ou de la lande venteuse du Roi Lear. On murmure des paroles de mort, on accomplit des meurtres dans la nuit tandis que résonnent les oiseaux de mauvais augure (le hibou qui terrorise Lord Macbeth) et que plaisantent les bouffons (le roi Lear est toujours accompagné de son « clown », comme le nomme Shakespeare). Kurosawa se sert de la nature, comme il le fera tout au long de sa filmographie, jusqu’à la défendre dans Rêves. Les oiseaux et la pluie qui précèdent ou accompagnent les apparitions de l’esprit dans Le Château de l’araignée, le vent qui agite les herbes dans Ran (Malick s’est-il souvenu de ces plans sur les plaines infinies en marge des batailles lorsqu’il filma La Ligne rouge ?) nous racontent l’indifférence de la nature, l’aveuglement des hiommes enfermés dans leurs passions, engoncés dans leurs armures et qui ne savent pas méditer sur la beauté de la pluie. Le film posthume de Kurosawa, Après la pluie, qui fut complété par Takashi Koizumi réalisera enfin, par-delà la mort du cinéaste, le rêve de l’union entre l’homme et la nature, loin des vapeurs délétères des adaptations de Shakespeare. Dans Ran, on croit deviner au début la possibilité d’une osmose : quand le vieux souverain réunit après la chasse ses hommes et ses fils dans le palais de papier que surplombent les oriflammes agitées par le vent, on perçoit la fragilité de l’homme soumis au temps qui passe, on réalise combien sont ténus les fils qui relient les hommes entre eux. Mais le vieillard s’endort, et la vigilance dont il faisait preuve s’éteint avec lui : le temps de la guerre adviendra. Et la nature effacera les palais qui s’embrasent, palais de papier, même lorsqu’ils sont de bois ou de pierre. Dans les deux films, Kurosawa fit construire les chateaux, et les fit détruire. Cette prouesse technique, alors que l’on recourait plutôt à des décors peints, notamment à l’époque du Château de l’araignée, en dit long sur la volonté de monstration du cinéaste : on l’imagine ordonnant la destruction, en une seule prise possible, une prise de risque, si l’on nous permet ce jeu de mots, accomplissant ainsi la leçon qu’il veut donner sur l’éphémère et le futile. Décors de théâtre, décors de papier : le chœur du Château de l’araignée le dit bien, il nous faut imaginer dans la brume de l’esprit, cette brume que Toshiro Mifune parcourt pendant plusieurs minutes, les éléments matériels de la scène. Shakespeare comme Kurosawa nous font percevoir les coulisses de l’esprit, et amènent le spectateur à voir et à conceptualiser en même temps.
Jeux de masques
Kurosawa décide de faire évoluer des archétypes, ceux du mal et du destin, à l’aide des masques du Nô, lointains cousins des masques du théâtre grec antique. Par une fulgurante intuition, le cinéaste devient l’alchimiste qui de l’extraction du principe même du théâtre occidental, de l’extraction du substrat de l’exercice austère du Nô, parvient à sublimer ce qui fait l’essence même du théâtre, cette terreur et cette pitié que théorise Aristote dans sa Poétique. Car Kurosawa filme son adaptation de Macbeth comme s’il mettait en scène une représentation de Nô. L’espace est rectangulaire, quasiment dans toutes les scènes, à l’instar de la scène du Nô, qui permet ainsi un angle de vision que chacun peut s’approprier, en fonction de sa classe sociale, qui détermine sa place au théâtre (un peu comme au XVIIe siècle dans le théâtre français). Il existait une soixantaine de masques Nô au XVIe siècle, époque de la transposition de Macbeth (cette pièce se déroulait au Moyen Âge chez Shakespeare, et se fondait sur des personnages réels). Il en existe aujourd’hui cent trente-huit. Chaque masque représente un personnage typique du Nô, un état d’âme, une humeur. Que ce soit dans Ran ou dans Le Château de l’araignée, Kurosawa réserve ses plus beaux et ses plus effrayants masques aux personnages féminins, qui distillent leur poison dans les cœurs et les esprits. Lady Macbeth, c’est Asaji Washizu, jouée avec un génie de la scène stupéfiant par l’actrice Isuzu Yamada. Dans Ran, c’est le personnage de Dame Kaede, joué par Mieko Harada. Gestes précis, pas imperceptibles, kimonos qui enserrent et dissimulent le corps à la fois objet de désir et de répulsion, paroles à peine prononcées qui font imperceptiblement vibrer les lèvres, dents noires : voilà la dynamique qui emplit ce qu’on doit appeler la scène, même si au cinéma on est dans plutôt dans un cadre. La Lady Macbeth de Kurosawa, avec son masque de la mort blanche au début du film, qui se transforme, par le biais d’une paire de sourcils supplémentaires qui transfigure le personnage pour signifier à la fois sa folie et son appartenance au domaine des démons, des bakemono, est un chef‑d’œuvre de maquillage. Plus que grimée, Dame Kaede dans Ran devient, du fait du passage en couleurs, le lieu de l’habit, ou de la perte de l’habit lorsqu’elle se défait de ce kimono qui symbolise l’hypocrisie et la tension. Les costumes de ce film, qui demandèrent deux années de confection, servent de masques aux personnages, comme des décors portatifs qui figurent pour le spectateur la lourdeur de ces conventions et de ces rites obligés qui enferment les personnages dans la névrose, tandis que le vieillard fou et son bouffon sont progressivement dévêtus, progressivement dirigés vers le dénuement.
Terminons sur l’évocation de l’esprit dans Le Château de l’araignée : ce démon, cette sorcière androgyne, ce jeune vieillard à la voix indéfinissable, n’est-ce pas là le masque ultime ? Les sorcières de Macbeth sont souvent décrites comme l’inconscient de Lord Macbeth. Chez Kurosawa, le personnage de Taketori Washizu est sans cesse confronté à ses peurs face aux esprits. Sa veulerie, sa faiblesse d’âme, sa soumission au démon de chair qu’est sa femme sont criantes : le discours de l’esprit de la forêt, long, lancinant, inquiétant, de plus en plus insupportable par ses sous-entendus, par-delà le bien et le mal (jamais l’esprit ne se présente comme autre chose qu’une force du destin) piège le général avide de pouvoir. Kurosawa dépasserait-il Shakespeare dans cette scène ? Dans l’original, les sorcières sont pittoresques, elles fabriquent des potions magiques, elles invoquent des démons, elles raillent, elles caquètent. Dans le film, il existe une différence majeure, celle d’une leçon de philosophie : la parole du démon incarne le non-vide, tandis que le visage (là encore un jeu de masques magnifiquement interprété par Mifune) de l’anti-héros est figé dans l’effroi, incarnation du vide. Le silence parle autant que les mots, c’est un héritage double ; celui du théâtre Nô, mais aussi celui de la science picturale asiatique, dans laquelle le vide est aussi important que le non-vide, d’où ce dépouillement graphique et gestuel que l’on évoquait pour Le Château de l’araignée. Ultime ironie, bien shakespearienne celle-ci, l’esprit qui remplit le vide par ses mots profère un credo zen, qui pourrait conduire l’âme de Washizu à la purification, sinon à l’éveil. Et ce credo, c’est celui de la non-conscience, de l’abandon progressif par la méditation des impuretés qui menacent le corps et l’esprit. Or, Macbeth, c’est l’histoire d’une conscience, c’est l’histoire d’un remords qui conduit à la folie. Washizu comme Lord Macbeth mourra de son excès de conscience, de sa faiblesse de volonté. Une démonstration par l’absurde qui rappelle la fameuse phrase : « La vie est une histoire racontée par un idiot… »
L’arc et la toile
Le théâtre de Shakespeare fonctionne sur le principe de tension et de détente. Après l’assassinat du roi Duncan, c’est un bouffon qui frappe à la porte du château et qui surgit pour faire des plaisanteries au-dessous de la ceinture. Entre deux lamentations du roi Lear, c’est le bouffon qui se met à raisonner par la plaisanterie. Et les exemples abondent dans l’œuvre du dramaturge.
Kurosawa là encore récupère cette mécanique de tension et de détente, mais ne la place pas sur le plan du mélange des genres. On ne rit pas dans Le Château de l’araignée, et les rires de Dame Kaede dans Ran glacent le sang. Kurosawa joue sur les symboles, ceux du destin. L’héritage qu’il convoque est là encore occidental, bien que des similitudes puissent être observées en orient. L’esprit qui tisse, n’est-ce pas la Parque, ou encore la Norne, qui en toute neutralité, surveille le cours de la vie ? Et ces flèches qui transpercent le général Washizu, ne sont-elles pas la volonté des dieux, pareille à la flèche qui perça le talon d’Achille, lui qui insulta les lois divines ? Quant au fameux coup d’arquebuse qui interrompt la musique de la bataille dans Ran, n’est-ce pas là encore une incarnation de la foudre de Zeus, du tonnerre olympien ?
La toile du destin, c’est l’arachnéenne manipulation des femmes qui agissent dans l’ombre des guerriers, préférant le frottement de la soie de leurs kimonos aux rutilantes et clinquantes armures de leurs époux bravaches. L’arc sert de mouvement défoulatoire, de catharsis, de détente violente. Parfois, cette détente est remplacée par un coup de katana, comme dans Ran, pour mettre fin aux agissements perfides de Dame Kaede. De la tension progressive, de la construction du complot, naît une insupportable attente, celle de la délivrance, qui se produit dans le feu et le sang. Voilà l’alternance que pratique Kurosawa, ou plutôt le mouvement dynamique qu’il imprime. Sans cesse équilibrant le calme et l’agité (il en va ainsi du jeu du couple dans Le Château de l’araignée), le doux et le dur, Kurosawa reproduit la respiration des pièces shakespeariennes dans un cadre oriental fait de tensions insurmontables, nées du hiératisme figé de cette société féodale. Il a fait sien le bruit et la fureur, mots célèbres de l’écrivain élisabéthain, les faisant surgir pour de brèves et fulgurantes scènes de destruction. Cet arc qui tire une flèche au début de Ran, simplement accompagné de la percussion, projetant le titre tel une tache de sang sur l’écran noir, voilà le minimalisme qui triomphe de l’emphase. Miyazaki se souviendra de cet incipit dans Princesse Mononoke, lorsque le héros tente de chasser lui aussi un sanglier.
Kurosawa et Shakespeare, ce n’est pas seulement l’histoire d’une rencontre par-delà les siècles, c’est la fusion de deux univers, de deux modes de pensée, de deux modes d’écriture : Le Château de l’araignée et Ran font partie des adaptations les plus abouties de pièces de théâtre, pleinement cinématographiques, tout en étant dans la ligne de la tradition théâtrale. Kurosawa n’imite pas, il transfigure, tout comme Shakespeare ne prétend pas imiter la nature ou les êtres : en son temps, il n’y avait pas de décors ou de machines extravagantes. L’un comme l’autre, le cinéaste japonais comme le dramaturge anglais, ont su donner à voir de la pensée et de l’imaginaire.