Peu de musiciens ont autant été à l’honneur à la Mostra que Nick Cave en cette 73ème édition : l’auteur-compositeur australien, acteur dans Les Beaux Jours d’Aranjuez de Wim Wenders, apparaît comme le protagoniste du documentaire d’Andrew Dominik consacré à la sortie de son dernier album, « Skeleton Tree », et à la mort tragique de son fils qui en a été le facteur déclencheur.
Le film naît d’une initiative du musicien, afin d’éviter les contacts avec la presse. Sa visée est donc de présenter l’album tout en explorant l’arrière-plan tragique qui a présidé à son élaboration. Initialement conçu comme enregistrement visuel des différents titres, One More Time With Feeling a évolué aux dires même de son réalisateur vers le documentaire. On conçoit donc la marge non négligeable d’improvisation et d’aléas qui a accompagné le travail de Dominik. Reste néanmoins la pauvreté d’un résultat final qui, précisément en raison de cette incertitude entre présentation d’un artiste et exploration documentaire, finit par se perdre dans les méandres qui séparent ces deux genres filmiques aux antipodes.
Tournoyer, en rond…
Dès L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, Andrew Dominik révélait sa recherche d’un cinéma fait d’amplitude, aussi bien visuelle qu’émotionnelle : la dilatation des images, le jeu sur l’opacité, les tournoiements multiples animant une mise en scène se prêtant à l’évocation de sentiments tenaces et souterrains, la mélancolie en tête. S’il semble propice à explorer le deuil, ce choix stylistique s’essouffle d’emblée, derrière l’usage pompeux de la caméra 3D et d’un noir et blanc clinquant. Dès les premiers plans des performances musicales, on sent la quête du sublime. Comme fasciné par l’aura de Cave, le cinéaste semble pris au piège. D’où une suite de clips se limitant à d’infinis travellings autour du chanteur et ses musiciens. Le résultat, sans surprise, est enflé : le noir et blanc finit par caricaturer la dégaine ténébreuse de Cave, et les longs ralentis autour de sa musique en dissipent l’impact, de sorte que chaque morceau amorce une nouvelle litanie dont on peine à saisir la cohérence.
C’est qu’il est question ici de l’interaction difficile – et pour cette raison, potentiellement féconde – entre ces deux arts éminemment rythmiques que sont la musique et le cinéma. Confronté à un chanteur qui a fait de la parole sa signature, renonçant au rythme pour mieux donner cours à la déclamation, Dominik ne prend pas le risque du montage. Comme l’illustre la longue suite de travellings qui accompagne les performances, le réalisateur se contente de tourner autour de son sujet, espérant par là donner vie à un effet de vertige. Au lieu d’imposer une dynamique visuelle qui permettrait, par contraste, de mieux saisir cette impulsion qui anime les textes de Cave, Andrew Dominik lui laisse carte blanche, et dilue l’impact de performances qui eussent été bien plus marquantes prises individuellement. Sans doute d’ailleurs, comme on le voit déjà dans la parution récente de clips YouTube, sont elles principalement destinées à cet usage.
Le silence de ces espaces infinis
Cette complaisance intervient aussi dans la partie documentaire de son travail. On regrette que Nick Cave soit à tel point enfermé dans son aura : sans avoir à répondre à de véritables questions, le musicien court le risque systématique de la banalité, ou pire, de ne rien dire tout en ayant l’air de parler d’infini. Ainsi de la réflexion sur la bidimensionnalité des hommes et la tridimensionnalité des femmes, dont son épouse constitue censément l’exemple parfait : dommage qu’on ne la voie qu’à distance, et bien silencieuse, marchant sur les galets de la plage de Brighton. Ou encore du moment où l’auteur affirme que malgré le fait qu’il soit mortel, sa conscience d’exister lui donne l’avantage sur le cosmos : Pascal sauce anglaise. Ce discours est parfois traversé par des illuminations, comme lorsque Cave trouve une image saisissante pour décrire son rapport au temps depuis le deuil : celle d’un homme accroché à un élastique. Ou qu’il décrit l’événement avec l’image d’un anneau, enserré autour de son fils, le détruisant alors que le monde alentour continue sa course. C’est cette qualité du verbe, propre à l’homme aussi bien qu’au Cave musicien, qui nous laisse avec le regret qu’un véritable dialogue n’ait pas eu lieu.
Semblablement, on est davantage touché par les moments où, lors des performances, la caméra s’écarte de son sujet, notamment dans ces longues parenthèses où elle s’élève, perce à travers le trou d’une serrure, remonte le long d’un ascenseur, s’ouvre sur la ville. Rendant ainsi justice aux visions que la musique de Cave suscite, sans rester rivée à sa personne. De fait, la qualité qui se dégage de ce travail est celle d’une retenue paradoxale. Malgré l’exaltation à laquelle il est soumis (et dont il est aussi complice), le protagoniste garde une part d’opacité. Dans cette retenue des gestes, mais surtout de son visage, suffisamment plastique pour exprimer par ses rides et sa crispation un sentiment qui refuse à se dire, la force iconique de Nick Cave réapparaît là où on pensait l’avoir perdue.