Le cinéma de Nicolas Winding Refn porte, au moins depuis Only God Forgives, un masque de superficialité qui lui va à ravir. Si le réalisateur danois a souvent été par le passé rattrapé par sa vanité, son travail est devenu passionnant à partir du moment où il a commencé à faire de ce trait de caractère à la fois son moteur et son sujet. Ce n’est pas un secret : la singularité des films de Refn repose davantage sur la surface magnétique de leurs images que sur la substance des récits, qui ne renferment pas grand-chose, si ce n’est une exacerbation de ce qui, justement, relève de l’apparence (les archétypes de genre, les fétiches et les accoutrements, les micro-sociétés du spectacle, etc.). Ses commandes pour la publicité (dont le récent Touch of Crude pour Prada) et sa tendance, toujours plus ostentatoire, à signer ses œuvres à la manière d’un designer ou d’un peintre, corroborent cette hypothèse. Depuis qu’ils sont accompagnés d’un « by NWR », les films de Refn semblent même libérés d’un certain poids : celui d’un filmage nerveux hérité du Nouvel Hollywood (en particulier le finale matriciel de Taxi Driver) qui laisse désormais la place à de nouvelles sources d’inspiration lorgnant plutôt du côté de la sculpture maniériste.
C’est pourquoi le retour de Refn en terres danoises avait de quoi inquiéter : il retrouve, avec Copenhagen Cowboy, le décor et le casting de la trilogie Pusher, dont le style fiévreux et charbonneux est aux antipodes de ses derniers faits d’armes. Le premier épisode, sans doute le moins convaincant de la série, laisse d’ailleurs planer le doute. On y suit Miu (Angela Bundalovic), une jeune femme mutique qui, selon la rumeur, porterait chance à celles et ceux qui l’entourent. Sans que l’on sache comment, elle se trouve enrôlée dans un réseau de prostitution géré par des immigrés albanais, afin d’aider la tenancière d’un bordel à tomber enceinte malgré son âge avancé. Miu navigue de chambres en sous-sols et contemple, impuissante, ce petit milieu sur lequel règnent les plus bas instincts. C’est un terrain connu pour Refn, mais la forme même de l’épisode interroge. Le rythme des dialogues est plus soutenu, le cadre est souvent resserré et certaines séquences actent le retour de la caméra portée à l’intérieur d’un cinéma qui l’avait pourtant quasiment bannie depuis dix ans. Si Copenhagen Cowboy se révèle plus convaincant par la suite, à partir du troisième épisode (assez tard, pour une série qui en compte six), c’est peut-être aussi que Refn y rejoue d’une certaine manière son propre cheminement de cinéaste : à l’instar de sa filmographie, la série suit une trajectoire ascensionnelle qui la fait peu à peu transiter du polar poisseux vers l’eschatologie fantasmatique.
Le tenseur
Il serait en tout cas regrettable de s’arrêter à cette première impression : le cinéma de Refn repose justement sur une forme d’étirement jusqu’au-boutiste de chaque situation, qui nécessite un temps long pour déployer toute son envergure. L’ouverture du cinquième épisode dévoile à ce titre le principe moteur d’une mise en scène qui opère par glissements successifs : l’imminence d’une guerre des gangs est annoncée par un long split-screen horizontal, où les deux moitiés de l’écran coulissent en sens opposé. À la manière d’un élastique que l’on étirerait le plus possible jusqu’à ce qu’il claque, la série fait ainsi durer ses stases temporelles avant d’ouvrir bien souvent, avec exaltation, sur une iconisation quasi abstraite des personnages et des événements auxquels ils prennent part. Il s’agit de faire place nette pour ne garder qu’un sanctuaire d’icônes, quitte à abstraire l’espace environnant. Au début du quatrième épisode, Miu visualise par exemple les victimes d’un tueur en série sous la surface de l’eau, éclairées par une surréaliste lumière rose et bleutée ; dans l’épisode 6, la jeune femme est à son tour prise au piège de la rêverie d’un parrain de la pègre, qui la fantasme comme une sculpture au milieu d’un petit bosquet fleuri. Cette esthétique de l’anamorphose transformant tout objet en pur symbole est en règle générale alimentée par un recours expansif aux travellings latéraux et aux panoramiques horizontaux, qui tendent à changer les corps en figures peintes. Dans le prolongement de Too Old to Die Young, Refn déplie encore une fois une série de toiles à la manière d’interminables estampes dans lesquelles les mouvements de la caméra esquissent les fluctuations secrètement en jeu sous la surface des apparences. La mise en scène de la série renvoie à cet égard – comme c’est souvent le cas pour le cinéaste danois – à l’alternance entre plans fixes et amples mouvements de caméra qui caractérise le style séminal de Stanley Kubrick. On pense notamment à Barry Lyndon, que ce soit cette scène de concert où la caméra panote lentement, partant des musiciens pour s’orienter vers la porte d’où Lord Bellington débarque pour en découdre avec Barry ; ou encore à cette séquence pivot dans laquelle le même Bullington, accompagné d’un long travelling, s’avance vers Barry endormi, sur son fauteuil, au centre d’un plan fixe. À chaque fois, la mobilité d’un corps ou de la caméra s’oppose à la position lascive d’un personnage indifférent aux fluctuations d’un monde toujours au seuil de l’effondrement.
Il en va de même chez Refn. Au milieu du quatrième épisode, tandis que Miu vient d’être enrôlée dans l’un des cercles mafieux de Copenhague, la caméra s’éloigne peu à peu de sa figure d’abord immobile. En longeant les fenêtres d’un hôtel perché sur les hauteurs de la ville, la caméra panote lentement de gauche à droite, marque un temps d’arrêt puis fait le chemin inverse pour revenir auprès de la jeune femme qui se dirige alors vers une loge, non loin de là, afin de prendre les armes. Le plan dure environ trois minutes, ne repose sur aucune action et ne montre pratiquement rien, hormis les lumières qui scintillent au loin et, sur un canapé, le corps bouffi et endormi de Miroslav (Zlatko Buric), un avocat véreux allié aux gangsters du coin. Accompagné d’une partition électronique minimale qui en accentue la rigidité mécanique, ce long mouvement de caméra – sans doute l’un des plus marquants de la série – retrace sans un mot toute la métamorphose de Miu. Après avoir contemplé et absorbé les lumières de la ville (début du travelling), à l’abri des regards d’hommes trop bouffis et ignorants pour mesurer l’étendue de ses pouvoirs (point d’arrêt du panoramique sur Miroslav), la jeune femme passe de l’autre côté puis pénètre un espace caché dans l’obscurité (un dressing, à la toute fin du mouvement de caméra). Quelques plans plus loin, son devenir est alors mis à jour : sous la lumière violette des néons, Miu est cernée par plusieurs miroirs, dispersée et reflétée à la manière des dernières égéries du cinéma de Refn (Blake Lively à côté de ses doubles pour une publicité Gucci, Elle Fanning démultipliée lors d’un défilé de mode dans The Neon Demon, Charlotte Montanari triplement reflétée lors d’un flashback de Too Old to Die Young).
Du fétichisme
Si Miu ne parle que très peu et se met parfois à agir à la manière d’un personnage d’anime (lorsqu’elle combat, ses mouvements font l’effet d’un jaillissement soudain et témoignent d’une extrême souplesse), c’est qu’elle n’est qu’une image. Dans l’avant-dernier épisode, il est révélé à Miu qu’elle n’avait pas l’air humaine au moment où on l’a découverte, plus jeune : « Ta peau était aussi blanche que la neige. Glacée. Pas chaude, comme celle d’un être humain. On ne te croyait pas humaine. » Or, celle-ci rétorque, pour justifier de sa légitimité à exister parmi les vivants : « Mais mon apparence l’était. J’avais un corps. Un visage. » Couplée à une série de visions où la silhouette de la jeune femme, irradiée, se diffracte en plusieurs rayons multicolores, la scène permet de saisir le projet figuratif de Refn, pour qui filmer revient à sculpter, dessiner, maquiller et exacerber plus généralement la plasticité de ses figures. Ses personnages ne sont de fait que des enveloppes, des silhouettes dont les caractéristiques physiques sont mises en exergue par une photographie ouvertement fétichisante et une attention accrue, proche de la thanatopraxie, pour la surface de la peau, des visages, des traits et des muscles (cicatrices, plaies, rides, etc.).
Dans The Neon Demon, un photographe étalait sur son modèle (Elle Fanning) de la peinture dorée pour transformer un corps en une sculpture étincelante. De manière analogue, la mise en scène de Refn fétichise ici tout ce qu’elle touche : les corps, pluriels (masculins, féminins, blancs, noirs, asiatiques, mutilés, frêles ou corpulents), mais aussi les objets (vêtements, couteaux, mitraillettes, bijoux et accessoires divers), les lieux (restaurants chinois, bordels, manoirs, porcheries, hôtels luxueux et parkings déserts) et jusqu’à la moindre texture à l’arrière-plan (un papier peint fleuri qui finit, à un moment, par s’imprimer sur la peau de Miu). Le fétichisme n’est dès lors plus un simple penchant, mais bien le coeur battant de son cinéma, ainsi que l’explicite un échange, très drôle, entre des architectes benêts et un aristocrate avançant que le phallus et le désir sexuel seraient, selon lui, à l’origine de la création (Refn interprète lui-même, dans cette scène, l’un des auditeurs crétins de la tirade phallocrate). Ce parallèle lubrique en dit énormément sur le projet refnien, chez qui l’étirement, jusqu’au point de rupture, épouse quelque part la dynamique d’une érection (mise en tension) suivie d’une (jouissive) petite mort. C’est le cas d’une séquence hallucinante à la fin de l’épisode 5 : sur une nappe sonore grésillante, Nicklas (Andreas Lykke Jørgensen), un inquiétant éphèbe récemment émasculé, prend part mentalement à un rite sacrificiel qui consiste à transpercer sa mère avec une épée, puis à ressusciter sa soeur en déposant une goutte de sang dans la bouche de son cadavre, suivant le schéma d’un transfert sexuel ouvertement nécrophile et incestueux.
Sans tutoyer les sommets atteints avec Too Old to Die Young, plus radical mais aussi plus patient dans le déploiement de ses scènes, Copenhagen Cowboy apparaît à certains égards comme son double inversé. Il n’est pas question ici de découvrir l’envers malade des images en suivant l’absolution d’un flic vengeur qui croit pouvoir purger la ville de ses ordures : Refn vise ici plutôt d’emblée à magnifier la fin d’un monde en proie aux flammes et au chaos (la série s’ouvre sur un meurtre glaçant au milieu d’une porcherie industrielle assourdissante, avec d’insupportables cris de cochons qui reviendront comme un leitmotiv). D’où peut-être le recours, plus affirmé qu’à l’accoutumée, aux motifs du cinéma fantastique (vampires, extraterrestres, événements paranormaux), comme une manière de réenchanter cet univers que l’on sait d’ores et déjà condamné. Dans cette optique, la ligne surnaturelle qu’incarne à lui seul le personnage liminal de Miu, souvent scindée en deux par des néons ou des rayons lumineux à l’arrière-plan, permet d’osciller sans cesse entre la réalité et le fantasme, mais aussi l’abject et le sublime – sans que l’on sache tout à fait, à chaque fois, vers quel pôle il s’agit de se diriger. C’est l’horizon lynchien des mondes que façonne Refn depuis quelques années, où pourriture et beauté sont indémêlables. On pourrait d’ailleurs en dire autant de son cinéma, à la fois sophistiqué et vulgaire, sublime et monstrueux. Superbement hideux.