Rien, ou presque, ne nous avait préparé dans la carrière de Nicolas Winding Refn à un film aussi tortueux, inégal et passionnant que The Neon Demon. Le film, hué et amplement moqué en projection de presse, risque de passer malheureusement pour la mauvaise blague d’un auteur bien conscient de ses effets. Ce que Refn est, bien évidemment, mais son nouveau film, qui ressemble à bien des égards à l’enfant d’un mariage déviant entre Maps to the Stars et Under the Skin, dépasse malgré ses défauts et ses limites le petit exercice d’un styliste creux. Si le film se termine sur un œil, pointant ainsi que le regard est bien le fond de l’affaire, les fétiches cinéphiles de Refn ne donnent pourtant pas complètement cette fois-ci les clefs pour entrer dans son film. Il faut partir de ce qui d’emblée le distingue des autres : pour la première fois, le récit s’articule autour d’une femme. C’est Jesse (Elle Fanning), une orpheline d’à peine seize ans qui débarque à Los Angeles pour devenir mannequin. Dans cet univers où les néons et les palmiers se superposent en un même panorama aux allures de mirage, son naturel et sa beauté virginale font d’elle une gracieuse anomalie et l’égérie montante du milieu de la mode de la Cité des Anges. L’étrangeté d’Elle Fanning, ici absolument prodigieuse – elle enterre Sonia Braga et Sandra Hüller dans la course au prix d’interprétation féminine – devient l’écrin d’une effervescence plastique qui puise moins son inspiration chez Argento et Bava (ouvertement convoqués) que dans les expérimentations chromatiques de Clouzot sur L’Enfer. C’est la plus belle partie du film, ce que Refn a fait de mieux jusqu’à aujourd’hui : ce corps enfantin, à la fois encore pur et déjà sexualisé, devient une toile blanche sur laquelle se cristallisent non seulement les désirs (d’hommes et de femmes), mais aussi des couleurs et lumières qui recouvrent et bombardent sa peau immaculée. Elle est mutante au royaume des mutantes, précisément parce que son corps encore juvénile peut se plier au regard et à l’imagination de celui qui le contemple, là où ses concurrentes, interchangeables, accumulent les retouches au bistouri pour émerger de la masse. Le fétichisme, on y revient, devient dès lors un enjeu de mise en scène plus que le moteur de l’avalanche esthétique que Refn, hanté par les fantômes et les monolithes de 2001, a toujours cherché à faire abattre sur son spectateur.
Cette pluralité des formes qui s’éveillent en présence de la jeune fille trouve son incarnation la plus séminale dans ce mystérieux triangle lumineux (triangle que forme, aussi, une trinité de femmes au rôle déterminant dans l’intrigue) au contact duquel se défragmente la top-model en herbe. Il y a de fait deux Jesse, l’une vierge, candide, sur qui se projettent avec une violence sexuelle énorme une suite de fantasmes (pédophiles, lesbiens, meurtriers, nécrophiles, esthétiques et même culinaires), et une autre, prédatrice passive, qui vit pour éveiller le désir dans l’œil de l’autre. Sans révéler toutes les surprises du film, on peut toutefois assurer que le dénouement gore, qui s’amuse de son potentiel ridicule, pousse très loin cette idée en dissociant les deux faces de Jesse dans deux corps différents. L’une de ces facettes sera digérée, l’autre non. Le corps qui quitte le dernier plan du film n’est en fin de compte plus tout à fait humain : c’est celui d’une hybride, fruit de tous les désirs foutraques que le film charrie en son sein.