Avant d’évoquer dans son entièreté la série de Nicolas Winding Refn à la rentrée prochaine, revenons d’abord sur les deux premiers épisodes, intitulés The Devil et The Lovers.
Too Old to Die Young s’ouvre sur un panoramique partant d’une fresque murale pour converger vers deux policiers adossés sur le capot de leur voiture. Plus loin, de l’autre côté de la route, un homme se tient au volant de la sienne, impassible et dans l’ombre. Le titre de la série apparaît ensuite lorsque les deux officiers, Martin et Larry, errent dans Los Angeles au volant de leur véhicule. Durant cette séquence, la mise au point réduit l’espace urbain à un enchevêtrement de tâches lumineuses floutées par la longue focale : les deux hommes ne regardent pas encore le monde et le traversent en voiture sans y faire attention. Après ces quelques plans de conduite, suivi du racket d’une conductrice innocente, Larry s’éloigne seul de la voiture pour répondre à Amanda, sa maîtresse, et se prendre en photo. C’est à ce moment que l’homme qui se tenait dans l’ombre au début de l’épisode resurgit après s’être garé devant une fresque murale pour exécuter le policier isolé (images ci-dessous). Martin, qui se rend compte de la situation trop tard, ne peut rien faire pour l’en empêcher. Dans une série de plans qui donnent, pour la première fois, un aperçu précis des lieux, Larry meurt et le tueur s’enfuit. C’est à partir de ce meurtre, qui joue le rôle de bascule, que Martin doit repenser sa manière d’appréhender et d’occuper l’espace. Il ne s’agit plus d’observer brièvement la ville ni de se laisser porter par son véhicule sans même la regarder, mais de chercher à comprendre ce qu’elle dissimule, pour voir l’envers du décor. Martin va ainsi croiser celles et ceux qui émergent de l’ombre de Los Angeles (Jesus au début de l’épisode, une cible qu’il doit assassiner à la fin) et prendre peu à peu conscience de ce que les images renferment.
Poser
Ces images, photographiques et picturales, sont partout dans la série et viennent figurer la psyché des personnages, mais aussi leur passé et leur devenir. Les œuvres exposées chez le père de Janey à Los Angeles révèlent sa folie – offrant l’une des rares si ce n’est la seule scène comique de ces deux premiers épisodes (image ci-dessous). Au Mexique, le portrait de Magdalena, la mère défunte de Jesus, tient également une place centrale dans la demeure familiale, tandis que le jeune homme visualise plusieurs fois l’image fantasmée et sensuelle de sa mère qui se dédouble face à plusieurs miroirs (images ci-dessous). Enfin Damian, gangster mutique et menaçant, donne à Martin la photo d’un homme à abattre, déchirée de la page d’un journal. Prolongement contemporain de ces portraits et de ces images-souvenirs, le selfie fait quant à lui office d’annonciation macabre. Au début de l’épisode 1, Larry reçoit un nude d’Amanda, pris à l’aide d’un miroir dans une salle de bain. Plus tard, Larry lui répond en se prenant en photo juste avant de mourir. Cette photo du meurtre, d’abord précieusement gardée par Martin, est ensuite montrée à Damian qui s’empresse de naviguer dans le téléphone de Larry pour regarder les autres photos dénudées d’Amanda. Dans les deux cas, les personnages posent face à un objectif avant d’être rattrapé par la mort ou la violence. Jesus vengera ainsi le décès de sa mère en tuant Larry, dont le portrait sera présenté à l’entrée d’une soirée organisée en sa mémoire, et Amanda finira violemment torturée – menottée à côté d’un miroir – par les hommes de Damian. Ces autoportraits photographiques deviennent ici les images résiduelles des victimes de cette ville où les images se dédoublent et apportent la mort. Le selfie que lui envoie la petite amie de Martin à la fin du premier épisode laisse alors présager le pire : en se prenant en photo pour actualiser le souvenir que Martin a de son visage juvénile, elle se prépare déjà à quitter le monde des vivants.
Cette omniprésence de l’image picturale ou photographique se retrouve dans la fixité des figures, qui prennent la pose à chaque plan. Dans le premier épisode, Martin vient par exemple se positionner juste devant un drapeau américain quand, dans l’épisode 2, un policier s’assoit à son bureau où un halo lumineux se reflète sur un drapeau mexicain et forme une auréole derrière sa tête. Avec cette série marquée par la pose et les images, Refn met en scène des tableaux vivants dont la composition révèle ce que les personnages ne disent pas ouvertement, refusent de voir ou bien dissimulent au regard des autres. Dans le même temps, les espaces de ces deux premiers épisodes restent impénétrables, cachant toujours quelque chose, tandis que les rôles des différents protagonistes se clarifient à mesure que le récit se déploie.
Se retourner
Cette mise en relation de l’endroit et de l’envers d’un lieu permet à Martin et à Jesus de quitter leur position initiale pour passer de l’autre côté. À la fin de l’épisode 1, le premier, contraint d’exécuter une première cible pour Damian, observe la façade d’un garage depuis sa voiture (l’endroit) puis en explore les méandres (l’envers) pour abattre froidement sa cible. Martin avance désormais dans l’ombre, loin des gyrophares et des lumières de la ville. La trajectoire opposée de Jesus, dans la dernière séquence de l’épisode 2, occasionne quant à elle le retournement le plus marquant de ces trois premières heures de haute volée. On y voit un groupe de policiers menottés former une ligne droite. Jesus, en contrechamp et dans le flou, semble d’abord hésiter. Il avance ensuite, l’arme à la main, pendant qu’un travelling de gauche à droite montre l’assassinat des policiers. Alors que le personnage devrait en toute logique se déplacer dans le sens opposé au travelling (puisqu’il s’agit d’un contrechamp), son image est inversée et il avance dans le même sens, de la gauche vers la droite de l’écran (images ci-dessous). Avant de tuer le chef de la police locale, le dernier de la ligne, l’image de Jesus se retourne dans le bon sens. Son buste n’est plus dirigé vers la droite mais vers la gauche, et la mise au point passe de son arme à son visage (image en couverture de ce texte). Si dans le premier épisode, Martin commence à voir et à explorer le monde et son envers, comme ce miroir dans lequel est reflété le corps mutilé d’Amanda, Jesus quitte ici les recoins et l’envers du décor pour investir le devant de la scène.