Ce texte fait suite à un premier article, publié en juillet dernier, à propos des deux premiers épisodes de la série.
Une séquence de l’épisode 8, intitulé The Hanged Man, retrace tout le chemin parcouru par Martin (Miles Teller) au cours de la série et amorce le début de sa mise en retrait. Le personnage est accompagné de Viggo (John Hawkes), un ex-agent du FBI décidé à nettoyer l’Amérique de ses « déchets » (principalement des pédophiles et des violeurs). Pour exécuter une nouvelle cible, les deux hommes doivent franchir une série de seuils : d’abord en voiture, ils continuent à pied avant de passer un pont, de traverser une porte, puis de descendre des escaliers, jusqu’à atteindre les bas-fonds d’un centre commercial abandonné. C’est à ce moment-là que s’opère une bascule possible de la série, qui ne fait plus de Martin le centre du récit : après avoir blessé sa cible, il se dirige vers l’obscurité, puis sort complètement du cadre pour achever sa proie hors-champ, à l’opposé d’un large rayon lumineux situé à l’arrière-plan (images ci-dessous).
C’est que la série est déjà passée à autre chose, attelée à mettre en lumière une autre figure. On songe naturellement à Jesus (Augusto Aguilera), qui, comme nous l’avons déjà évoqué, est passé de l’arrière-plan au premier à la fin du second épisode. Ce pourrait être aussi la guide spirituelle Diana (Jena Malone), qui, bien que peu présente, déplace ses pions à distance. Et pourquoi pas Yaritza (Cristina Rodlo), cette « grande prêtresse de la mort » qui venge les femmes exploitées sexuellement et multiplie les carnages. Il n’est à cet égard pas anodin que la série s’ouvre sur deux figures masculines, Martin et Jesus, pour mieux se refermer, dix épisodes et treize heures plus tard, sur un finale aux atours résolument féministes. C’est dans cette circulation permanente, ces substitutions et ces changements de corps et d’ancrages narratifs que Nicolas Winding Refn brasse l’amplitude narrative et temporelle du format sériel. Chaque épisode voit en ce sens un personnage être ravalé par un autre : les figures de Too Old to Die Young sont toutes menacées par une ville que l’on sait, chez Refn, propice à la prédation. La grande réussite de la série tient dès lors à ce que le montage et la mise en scène du cinéaste danois encouragent, derrière leur apparent cloisonnement, l’ouverture d’espaces et le déploiement de la fiction.
Sortie de route
La fixité constante du cadre ou la lenteur des travellings sont en effet contrebalancés par une découpe qui prend la forme d’un origami qui se déplie, révélant des figures et des espaces de prime abord cachés. De manière récurrente, un personnage, d’abord immobile dans une pièce cloisonnée, se met à déambuler au sein d’une vaste demeure ou d’un sinistre décor pour dévoiler, par ses mouvements et son regard, un pan insoupçonné du lieu. Le magnifique épisode 5 intitulé The Fool, où la série atteint son sommet, est représentatif de la veine exploratoire de Too Old…, encore inédite à ce niveau-là dans le cinéma de Refn. Martin y est chargé par Damian (gangster magnétique incarné par Babs Olusanmokun) d’exécuter, au Nouveau-Mexique, deux frères proxénètes et réalisateurs de films pornographiques, dans lesquels des acteurs et actrices sont violés face-caméra. Après avoir gagné leur confiance, Martin parvient à tuer le premier frère puis traque le second, retranché au fond d’un hangar lugubre. Martin explore les lieux et passe alors devant plusieurs chambres. Dans l’une d’entre elles se tient une femme qui, terrifiée, reste immobile. Dans une autre se trouve un mannequin en plastique qui, par un travelling horizontal, rejoint la position que tenait quelques plans auparavant la jeune femme en chair et en os. L’envers de ce cinéma de l’extrême violence, où acteurs et actrices sont envisagés comme des objets à sculpter et à manipuler, est ainsi révélé au jeune homme, le motivant ensuite à libérer une femme enterrée vivante par les deux frères en plein désert, alors qu’il n’était au départ venu que pour les assassiner.
Entre l’exploration des lieux par Martin et la libération de la femme dans le désert se trouve une sublime course-poursuite, aux doux airs de Lost Highway et accompagnée du « Mandy » de Barry Manilow – peut-être la plus belle séquence réalisée à ce jour par Refn. Au départ de cette course magnifique se trouve un plan contenant a priori une « erreur ». Alors que Martin tourne brusquement en direction d’une autoroute, la caméra épouse sa trajectoire tandis que l’éclairage de la ville fait brièvement apparaître l’ombre du cadreur et d’un technicien sur le bitume (image ci-dessus). Cet étonnant détail réflexif n’a pourtant rien d’une faute : l’épisode s’attèle depuis le début à nous confronter au hors-champ et à la fabrication des films. Car Refn réalise ici une fiction habitée par les images et les enjeux pluriels de leur fabrication. L’Amérique y prend par exemple la forme d’un monde où seuls règnent faux-semblants et mises en scène délirantes. L’omniprésence de la photographie et du selfie comme présage funeste en témoigne, au même titre que cette scène de reconstitution biblique menée par un aberrant commissaire de police ou d’une autre, beaucoup moins drôle, dans laquelle Martin et le père de Janey regardent une série B policière qui met en abyme le racket d’une conductrice lors du premier épisode. En s’extrayant de l’image par un travelling arrière puis en champ-contrechamp, Martin y confronte son double fictif avant de prendre sa place près de l’écran, une fois la projection achevée (images ci-dessous).
Si la série s’inscrit pleinement dans la continuité des derniers films de Refn, on peut se réjouir de voir le cinéaste danois renouer avec la férocité initiale de ses débuts au sein d’une économie figurative bien plus riche. Refn y examine le fétichisme de ses représentations et prend désormais la mesure de toute la violence symbolique qu’elles charrient. Dans l’épisode 9, Jesus, devenu chef de cartel œdipien après une série de transformations qui l’ont vu passer du leader sanguinaire à l’éphèbe travesti, lance à ce titre un appel au carnage destiné à être filmé et diffusé à travers le monde. Bien qu’il n’ait pas du tout assisté à cet appel au meurtre, Viggo part dans la séquence suivante en direction d’un camp où sont réfugiés des criminels sexuels pour trouver un exutoire à la rage qui l’anime suite au décès de sa mère. Son élan vengeur vire alors à l’allégorie terroriste, et l’exubérance symbolique de la séquence se fait le reflet d’une angoisse contemporaine façonnée par l’éventualité d’un déferlement violent des images dans le champ du réel. Too Old to Die Young apparaît ainsi comme une série à la fois retorse et passionnante, posant une question tout aussi équivoque : que se passe-t-il quand la fiction dépasse les bornes ?