Il aura fallu seize ans au réalisateur Henry Selick pour réellement sortir de l’ombre de Tim Burton, pour parvenir à accrocher son nom en haut de l’affiche. Il y a de cela seize ans, le réalisateur nous amenait, sous la tutelle omniprésente du réalisateur de Sweeney Todd, L’Étrange Noël de M. Jack, un film pour lequel il ne sera probablement jamais réellement considéré. 16 ans après, non seulement Selick dépasse à tous les titres le conte morbide « de Tim Burton », mais il réussit le tour de force d’amener, enfin, réellement, l’auteur Neil Gaiman sur grand écran dans toute la plénitude de son imaginaire. Une réussite exemplaire.
Les auteurs phares de la « culture comics » (entendons par là les auteurs nés après l’avènement de cette culture, bercés par elle) que sont Alan Moore et Neil Gaiman entretiennent une relation simple avec le cinéma : ils étaient, jusqu’à présent, hors de portée. L’univers complexe, ultra-référentiel et politique, de Moore a longtemps effrayé et fasciné les cinéastes, avant de se voir adapter en chaîne dans les dernières années – avec plus ou moins de bonheur. Entre les ratages abyssaux (La Ligue des Gentlemen Extraordinaires), les simplifications navrantes (From Hell, V pour Vendetta), les reprises non avouées (The Dark Knight doit au moins autant à Frank Miller qu’au Killing Joke de Moore), le mieux que le cinéma ait réussi avec l’auteur anglais est une presque copie conforme – à la case près – dans Watchmen. Moore, lassé, a fini par refuser de se voir citer au générique des adaptations de ses œuvres. Anglais également, Neil Gaiman ne fait pas preuve d’autant de grandiloquence, mais il faut avouer que son rapport à l’image est bien différent. Si Moore scénarise ses œuvres à la ressemblance de storyboards – ce qui n’a manifestement pas échappé à Zack Snyder –, Gaiman est manifestement bien plus marqué par l’héritage de la littérature. Ce qui le pousse notamment à scénariser un étrange et visuellement flamboyant MirrorMask pour son compère Dave McKean – une œuvre dans laquelle le réalisateur-graphiste et l’auteur ont tenté beaucoup de choses d’un point de vue purement esthétique, la plupart du temps sans être réellement convaincants. Et lorsque d’autres réalisateurs s’intéressent au corpus littéraire de Gaiman, cela donne, à l’instar d’un From Hell pour Moore, une version expurgée, certes suffisante, mais fondamentalement bien plus mièvre et creuse que l’œuvre originale dans le Stardust de Matthew Vaughn. Parce que l’univers cinématographique de Gaiman existe à la croisée des extravagances de MirrorMask et de la rigueur narrative de son œuvre littéraire et poétique – une alchimie qui échappait aux réalisateurs de cinéma, jusqu’à maintenant.
Mais associer l’imaginaire d’Henry Selick, affirmé après L’Étrange Noël de M. Jack dans un confidentiel James et la pêche géante (d’après Roald Dahl, auteur à l’univers des plus « gaimaniens ») à celui de Gaiman se révèle être la recette miracle pour créer cette pierre philosophale, une adaptation cinématographique en tous points digne de l’œuvre originale de Neil Gaiman – Coraline. Coraline Jones est une jeune fille douée d’un fort caractère, et fort marrie d’avoir à suivre ses parents dans une maison campagnarde ennuyeuse, loin de ses meilleurs amis. Ses parents, accaparés par la rédaction d’un guide botanique, ne prêtent guère attention à la jeune fille. Aussi, lorsqu’elle découvre, cachée dans la grande maison qu’elle est venue habiter, une porte mystérieuse pour un monde baroque et enchanteur, miroir de son monde réel, mais où l’attendent deux parents aimants, gentils et attentifs, Coraline est bien prête à se laisser séduire par son « autre famille ». Mais cet autre monde, où les gens portent des boutons de culotte en guise d’yeux, pourrait se révéler plus dangereux qu’il n’y paraît…
Le motif de la porte mystérieuse ouvrant sur un monde étranger évoque irrésistiblement les aventures de l’Alice de Lewis Carroll, mais c’est plutôt (de l’aveu de Gaiman lui-même) vers La Belle Dame sans merci de John Keats, et de la mythologie celtique qu’il faut chercher les origines de Coraline : une mythologie où les fées font tellement peur qu’on les nomme fair folk (le beau peuple) de peur de susciter leur colère en les nommant autrement… Selick semble avoir gardé à cœur de terrifier son auditoire avec ses créatures de par-delà les limites de notre monde. Et le réalisateur de construire un univers à la fois charmeur et inquiétant, cette oxymore essentielle à l’esthétique du conte de fée, et qui échappe avec tant de constance aux cinéastes désirant se l’approprier – mais Selick possède, enfin, et heureusement, la sensibilité qui sied. Bariolé, chaotique, baroque, le monde-d’au-delà-de-la-porte suscite donc à la fois autant d’émerveillement que de dégoût, d’envie que d’inquiétude : le film parvient donc, avec une grâce subtile, à ressusciter le rapport de l’enfant vis-à-vis de son imaginaire – un mélange d’espoir, d’envie, et de terreur qu’on désespérait de (re?)voir un jour à l’écran.
Il aura fallu près de trois ans et demi (dont deux de pré-production) à l’équipe de Selick pour terminer Coraline, film d’animation en stop motion. Le travail de fourmi qu’il a fallu pour donner vie – et le mot est on ne peut moins métaphorique, ici – est tout simplement vertigineux, mais le résultat en vaut la peine. Remarquablement écrit, le film est de plus réellement interprété par ses marionnettes : on ne peut que croire dès les premières minutes au personnage de Coraline. Ne se contentant aucunement de cette prouesse technique, Selick dépasse allègrement la prétendue réussite de L’Étrange Noël de M. Jack, un film pourtant si stérile, grâce à la profondeur héritée de l’univers de Gaiman. Cependant, nul n’est besoin de séparer le technicien Selick et le scénariste Gaiman : Coraline réussit véritablement en incorporant les mondes de l’un et de l’autre. Coraline est donc un conte de fées au sens le plus ancestral du terme, de ces fées qui suscitent autant l’émerveillement que la terreur, et surtout la possibilité de voir au cinéma la peinture d’un imaginaire riche, et qui, loin de figer l’imagination de ses spectateurs (le plus grand crime à imputer aux films-à-Computer Generated Images tels que les Harry Potter ou La Boussole d’or), la fait fleurir. Du grand art de conteur, du grand art de cinéaste.