EO, le nouveau film du vétéran Jerzy Skolimowski, s’ouvre sur un mystérieux spectacle son et lumière. Des flashs écarlates percent l’obscurité et révèlent un ballet dansant entre un âne, EO, et sa dresseuse, Kasandra, qui prennent part à une parade quasi nuptiale sur la piste d’un cirque polonais. D’emblée, l’âne d’Au hasard Balthazar de Bresson paraît déjà loin. Le film a beau en reprendre le principe moteur (suivre les aventures d’un animal maltraité, passant de propriétaire en propriétaire), il s’en écarte nettement par son penchant pour l’expérimentation et l’étrange plasticité de ses images, plus nettes que nettes. Ici, l’errance de l’âne vise plutôt à mettre sur pied un drôle de laboratoire figuratif : il s’agit de voir l’animal aller à la rencontre du monde et du chaos qui l’anime. Pour y parvenir, il faut attendre qu’il brise ses chaînes et s’émancipe de ses maîtres, lors d’une échappée nocturne où le film, définitivement lancé, dévoile tout son potentiel : l’âne trotte en pleine nuit sur la route, guidé par un flare striant diagonalement l’image, puis fait face à la lumière aveuglante des phares d’une voiture avant de se diriger sur le bas-côté, en direction d’une forêt enchantée. Dans les bois, la caméra épouse son point de vue pour transformer la nuit en un délire graphique, la netteté du numérique exacerbant les points lumineux qui rebondissent sur les vaguelettes d’un ruisseau ou sur le dos d’un crapaud. Derrière le film-concept se cache un petit traité formel sur l’attraction malsaine de la lumière, comme nous le suggérait l’ouverture avec ses flashs cauchemardesques. EO s’avère en effet très vite être une bête de scène : son corps mobile regarde le monde bouger autour de lui, voire le met de lui-même en mouvement. Il est autant acteur et spectateur que metteur en scène, à la fois sous le feu des projecteurs (les lasers qui pointent certaines parties de son corps lorsqu’il est cerné par des chasseurs), parmi l’audience (lors d’un match de foot, qu’il observe depuis les gradins) ou en retrait d’un espace qu’il recompose lui-même (dans toutes ces scènes où il dérègle le cours des événements, ou dans cette séquence sublime, à la fin du film, où l’âne semble inverser le sens de l’écoulement d’une rivière).
Si le film n’est pas non plus sans errements (de sa mise en route un peu timide aux passages centrés sur les personnages humains, moins inspirés), sa réussite tient à un réjouissant mélange des genres. Proposant une sorte d’horreur burlesque, Skolimowski parvient, avec une aisance surprenante, à passer de la légèreté d’un film d’aventure à la gravité d’une virée tragique vers la mort. Il suffit parfois d’un simple raccord sur le museau de l’âne pour dédramatiser certaines séquences, comme lorsque des chevaux en rut font dangereusement trembler les murs d’une étable, avant qu’un contrechamp sur EO, en guise d’effet Koulechov, ne fasse de la scène une petite parenthèse comique (quelques plans plus tôt, l’âne fantasmait sur une jument). Ailleurs, le passage de l’image en rouge et noir transforme l’épopée de l’âne en une déambulation post-apocalyptique et métaphysique, où la caméra s’envole et pivote suivant la rotation d’une éolienne avant de filmer, en gros plan, la chute d’un oiseau mort. Les extrémités se rejoignent : le haut et le bas, le ciel et la boue, le début et la fin des temps. La maladresse de l’animal et son improbable déhanché amusent et prêtent à sourire, mais parviennent aussi à émouvoir. À plusieurs reprises, l’âne s’échappe d’une prison pour courir vers la profondeur de champ, guidé par la lumière au bout du tunnel ou par le souvenir de Kasandra. EO s’impose comme un film fou et stimulant, où se croisent le cinéma de Paul Clipson, cinéaste d’avant-garde jouant sur la diffraction de la lumière, et celui de Coppola dernière période.