Au milieu d’un décor en fond vert, une actrice (Léa Seydoux) reçoit des instructions de la part d’un metteur en scène : regarder à gauche puis à droite, faire semblant d’apercevoir la présence d’une bête menaçante et invisible, prendre un couteau posé sur une table. Cette séquence, qui pourrait faire partie d’un making of de thriller, ouvre La Bête : son dépouillement presque total annonce un programme surprenant chez Bertrand Bonello, presque une cure. Celui qui fut il y a une dizaine d’années l’un des auteurs les plus admirés du cinéma français, notamment pour ses films dédiés au luxe et à la luxure que furent L’Apollonide et Saint Laurent, semble confirmer le virage plus austère opéré après l’échec de Nocturama. Le fond vert où se détache le corps de Léa Seydoux et le cri sur lequel se referme la séquence paraissent même ouvrir l’horizon d’un nouveau geste, dessinant comme le squelette possible d’un film fantastique, genre déjà exploré dans Zombi child, mais de façon timide et théorique. Cet horizon est pourtant trompeur : tapie dans le passé des images bien plus que dans leur avenir, La Bête renvoie assez vite à des obsessions connues et déjà répertoriées chez Bonello. Pas de tabula rasa ni de réinitialisation dans ce film mélancolique et technophobe, qui ne spécule sur le futur (2044) que pour décrire un monde dominé par les I.A, la perte des émotions et, plus intimement, la décadence d’une histoire d’amour née à l’aube du siècle dernier, dans les années 1910.
Cette histoire d’amour, on va la découvrir sous différentes formes, dans des contextes très hétérogènes mais toujours plus ou moins torturés et « psychiatriques » (pour reprendre un terme employé dans le film à propos d’une œuvre d’art). L’actrice du début va vivre plusieurs vies sous le nom de Gabrielle Monnier : artiste ou mannequin selon les époques, elle ne cesse de tomber amoureuse d’un homme (George McKay) et de revivre avec lui le même échec tragique. Bel argument de science-fiction, rappelant vaguement celui de L’Amour à mort d’Alain Resnais, mais qui peine à pleinement s’incarner, le film offrant avant tout un éventail d’ambiances, de décors et de musiques, dans une démonstration presque exhaustive du stylisme bonellien. Ce stylisme, La Bête permet d’en retrouver l’éclat autant que la limite : éclat des décors minutieusement élaborés, parfois splendides (mention spéciale à l’atelier de poupées) ; éclat aussi des costumes, qui défilent impeccablement comme sur des pages surannées ou actuelles de magazines de mode (des nœuds de smoking style Belle époque aux vêtements contemporains, amples et fluides). À ces qualités cosmétiques s’ajoute un sens assez sûr des ambiances musicales, évident chez Bonello depuis Quelque chose d’organique. Les moments les plus marquants du film sont d’ailleurs liés à des chansons (« Fade to Grey » de Visage, « Evergreen » de Roy Orbison), auxquels s’associe parfois le mouvement d’une danse. Comme dans la maison close de L’Apollonide, où l’on dansait sur « Nights in white satin » des Moody Blues, la musique ne vise jamais le réalisme : dans ce film où l’on ne cesse de voyager dans le temps, elle est souvent utilisée de façon anachronique, à l’image de ce club du futur où l’on danse sur de la soul de 1972.
Le cri
Pour Bonello comme pour ses personnages, il est donc clair que le futur se trouve inscrit dans le passé. Toute la quête amoureuse décrite par le film oppose ainsi un passé lyrique et tragique à un futur neutre et vide, où l’être humain a la possibilité de purifier sa mémoire affective, comme on nettoie un disque dur. L’amour ne pourrait survivre qu’à condition de sauvegarder l’histoire émotionnelle de l’humanité, largement figurée dans le film par les arts : peinture (des nus torturés du début du siècle dernier, qui rappellent les tableaux d’Egon Schiele), opéra (Madame Butterfly) et musique (« Evergreen »). Aux yeux du cinéaste, cette mémoire mélancolique semblera toujours préférable au monde fluide et inorganique des I.A, incarné par une poupée noire aux yeux bleus qui veille sur Gabrielle, l’emmène dans des clubs pour danser, mais ne ressent rien. Ce personnage secondaire, qui aurait pu représenter une belle hypothèse dialectique (comme dans A.I de Spielberg, où l’enfant-robot était programmé pour éprouver les émotions les plus pures), est enfermé dans le carcan nostalgique sur lequel le film construit son discours autant que son style. Ainsi, l’année 2044, figurée par des avenues désertes et déshumanisées, hantées par des menaces de pandémie (on porte sans cesse un masque), est proche de la dystopie. Alors que le passé, même quand il est douloureux et torturé, regorge d’art, de beauté et de rêve. Dans une vie antérieure, Gabrielle Monnier n’a‑t-elle pas côtoyé le couturier Paul Poiret ? N’a‑t-elle pas été bouleversée par un opéra de Puccini ? N’a‑t-elle pas fabriqué également de splendides poupées blêmes aux yeux de verre ?
Si « le style, c’est l’homme » comme l’écrivait Buffon, celui de Bonello en dit beaucoup sur lui-même. L’obsession nostalgique n’est pas nouvelle chez lui. Qu’elle se soit cristallisée sur le cinéma pornographique (Le Pornographe), les bordels baudelairiens (L’Apollonide) ou la haute couture (à une époque où les stylistes étaient encore des couturiers), elle a souvent produit des films affichant l’ambition de raconter une forme de décadence : celle de la beauté, du style et peut-être du cinéma lui-même. Le fond vert qui sert de premier décor à La Bête ne représente dès lors que la forme minimale de tout ce que le film a engendré comme figures, décors et ambiances, en se référant très consciemment à une mémoire du cinéma. Ainsi, quand Léa Seydoux dialogue avec une I.A dans un décor aux formes géométriques, on pense à Lemmy Caution dans les couloirs de la Maison de la Radio transfigurée en temple totalitaire dans Alphaville. Quand elle pleure sur Roy Orbison, on songe au Lynch de Blue Velvet. Quand elle danse dans des clubs entourés de gens élégants et stylés, on croit revoir certains moments de Saint Laurent. Chaque scène du film en rappelle une autre, jusqu’au cri final de Gabrielle Monnier, écho évident au dernier épisode de Twin Peaks : The Return. Comme chez Lynch d’ailleurs, le cri semblait témoigner de l’éternité du Mal : dans aucun des espaces-temps qu’elle a traversés, Gabrielle Monnier n’a pu échapper à la malédiction de la passion malheureuse, même quand son amant, affranchi de la mémoire intime et de son corollaire (la souffrance), lui propose de tout recommencer.
Tout recommencer, ce serait sacrifier les émotions et l’art qui s’en nourrit à l’hégémonie à venir des I.A, que le film figure sur le mode du cauchemar aseptisé, dans des décors neutres et désincarnés. Le cri final de Gabrielle Monnier postule dès lors le retour de l’ordre ancien de la passion : il s’agit d’une nouvelle variante de la catastrophe (après l’accident, le suicide ou le meurtre) annoncée dans la séquence d’ouverture. Des salons de la Belle époque où elle retrouve son amant aux clubs rétrofuturistes dans lesquels elle écoute des balades de Roy Orbison en pleurant, rien, finalement, ne doit évoluer. Revivre en boucle l’amour à mort : voilà le programme purement tragique sur lequel bégaie La Bête. Et le cinéma de Bonello d’apparaître comme une tentative de jonction impossible entre sa propre mémoire surchargée de souvenirs (toujours plus de références, de musique et de mélancolie) et le grand fond vert qui ouvrait le film de façon prometteuse, tabula rasa définitivement hors de portée.