Tandis qu’à l’heure de la maturité beaucoup de réalisateurs cèdent à la tentation de faire chauffer leur style à blanc, Hong Sang-soo, cinéaste parmi les plus prolifiques (huit films depuis 2010), demeure l’un des rares à chercher dans l’épure la voie de son accomplissement. À mesure qu’il progresse, chaque film semble ainsi retrancher un peu du précédent, trouvant encore à élaguer sur des canevas déjà rachitiques (toujours les mêmes cafés, les mêmes confidences alcoolisées, le même milieu du cinéma et les mêmes rencontres) des scories de plus en plus infinitésimales. C’est que le coréen appartient à la famille de ces artistes qui, de Cézanne à Rohmer en passant par Ozu, trouvent dans la ténuité de leur expérience la source intarissable d’une œuvre infime mais très intense. Infime parce qu’elle ressasse une poignée de motifs, à l’image de cette rencontre manquée entre un réalisateur et une jeune femme un peu paumée dans Un jour avec, un jour sans, dont l’errance sentimentale remploie un peu de Night and Day et The Day He Arrives – pour ses grands dadais livrés à une introspection un peu pathétique, loin du foyer rassurant de Séoul –, et beaucoup de cet univers peuplé d’étudiantes, de garçons de passage et de romances maussades qui fait la marque d’Hong Sang-soo. Mais intense, surtout, parce qu’ainsi bordurés de « très peu », on le sait, le réalisateur est passé maître dans l’art d’édifier tout un programme à partir de trois fois rien.
Comme l’indique son titre, Un jour avec, un jour sans décline sur le mode du « ou bien, ou bien » le même récit répété deux fois, recommencé avec un rien de variations. Soit l’histoire de Ham, réalisateur renommé jetant son dévolu sur Yoon Heejeong, jeune peintre rencontrée au hasard de son errance dans la ville de Suwon, où il flâne à la veille d’un débat autour de son dernier film. Chez Hong, on sait à quelles intrigues mène ce cocktail de notoriété, d’attente et de modestie simulée, et Ham, typique de ces personnages qui passent dans la vie de leurs amantes comme un courant d’air inoffensif, connaîtra le même destin d’effeuillage sans conséquences ni pour lui ni pour les autres. C’est un peu la loi de ce cinéma de comptoirs, où toute velléité de séduction reflète surtout une grosse envie de vider son sac. Articulant les mêmes séquences de la première à la seconde partie, Un jour avec, un jour sans illustre ainsi, à l’échelle d’un seul et même film, l’économie radicale du ce grand mogul du « less is more ».
De la première à la seconde version de la même histoire, rien ne change. Certains plans sont répétés à l’identique, modifiant simplement les dialogues, quand d’autres éclairent la scène sous un autre angle. Ce n’est pas la première fois que l’idée de parfaire sa propre ébauche « à vue » structure les récits faussement flemmards du coréen, mais le prétexte de la peinture en trame ici la métaphore parfaite. Lorsque Yoon Heejeong présente son travail à Ham, d’une scène à l’autre, le changement de couleur de sa palette (du vert à l’orange) fait ainsi discrètement écho au changement de ton de leur conversation. Dans la première version de l’histoire, Ham flatte la jeune femme d’un propos tout fait, mais la séduction tourne court, et son masque de modestie finit par tomber. Dans la seconde partie, son jugement, sincère, vexe un temps la jeune femme mais amorcera entre eux une complicité plus féconde. Le cours des événements reste le même, et les deux segments s’amusent à mettre chaque fois le courtisan à nue, mais le ton de cette romance deux fois ratée passe très subtilement de la frustration de l’acte manqué, à la tendresse d’une rencontre mémorable.
C’est ainsi qu’au dénudement concret du réalisateur (lequel, embu de soju, ponctue ses confidences de mari volage d’un striptease sans panache) répondra in fine celui de sa pensée de cinéaste ; lorsqu’en sortant une seconde fois d’un débat qu’il avait quitté agacé dans le premier versant du récit, Ham, félicité par ses hôtes pour la qualité de son intervention, fait enfin l’expérience sincère d’un triomphe modeste – incompatible, dans la première partie, avec son personnage de Don Juan un peu gogol. C’est la morale joliment prude de cette fable de mise à pied du désir, où la neige tombe sur l’épilogue comme un voile d’innocence retrouvée. C’est surtout ce qui fait le charme sans astuce de ce film brisé, où un rien – comme le fait de donner son avis sincèrement sur la peinture de quelqu’un, plutôt que de le contrefaire – suffit, non pas à changer un échec en succès, mais à le recouvrir de la candeur d’une page blanche, plutôt que de l’odeur de la frustration. Dès lors, la vraie conquête du réalisateur consiste moins en la séduction de Yoon qu’en cette dernière réplique – très belle –, qui fait office de déclaration dans la bouche d’une artiste qui ne connaissait pas son travail : « Maintenant, j’irai voir tous tes films. »