Au fil de ses trois films, Wesh Wesh qu’est ce qui se passe ?, Bled Number One et Dernier maquis, Rabah Ameur-Zaïmèche a construit un univers cohérent et personnel. Il y a posé le problème de la vie des cités, du poids des traditions musulmanes en Algérie, maintenant le rapport patrons-ouvriers et le rapport à l’Islam. Sujets lourds qui prennent chaque fois d’autant plus d’ampleur que le cinéaste s’abstient de prononcer de jugement, décrivant plutôt une situation que le spectateur investit seul. La grandeur de ces films, et plus encore de Dernier maquis, est l’habileté avec laquelle Rabah Ameur-Zaïmèche travaille ensemble forme et fond, pose des questions en portant un regard humaniste sur ses personnages en même temps qu’il joue avec les couleurs, formes et rythme d’un film qui s’offre à la contemplation autant qu’à la réflexion.
Chacun des trois films de Rabah Ameur-Zaïmèche est fortement ancré dans un lieu, auquel le récit est intrinsèquement lié et qui dicte son rythme au film. Wesh Wesh qu’est ce qui se passe ? décrivait la vie d’une cité parisienne, Bled Number One les problèmes de l’archaïsme musulman dans une campagne algérienne magnifiée. Comme dans son premier film où l’on sortait peu de la Cité des Bosquets, Dernier maquis reste concentré dans un entrepôt de palettes, également garage mécanique, dans une zone industrielle. Lieu que le cinéaste a rencontré comme une évidence avant d’écrire son film, et dont il exploite majestueusement le potentiel cinégénique. Abordé comme un tableau, ce décor est l’objet d’un jeu avec les couleurs, rouge des milliers de palettes, jaune des cirés, bleu du ciel, vert des arbres… Corps des travailleurs, engins, blocs de palettes… ne cessent d’être en mouvement et construisent sous nos yeux une toile de couleurs et de formes en perpétuelle métamorphose. On nous laisse le temps de prendre le pouls de la danse étrangement légère des machines et matériaux, des gestes de travail éreintant. La fluidité des mouvements de caméra participe de la grâce de cette chorégraphie, de ces glissements en douceur. Au milieu des travailleurs et des palettes, elle erre, cherche ce qu’il peut bien y avoir d’intéressant à filmer, hésite, re-cadre, reste longtemps devant la même chose. Elle semble redoubler l’attitude de Rabah Ameur-Zaïmèche et du personnage qu’il interprète, Mao. Patron de l’entreprise, ce dernier se promène parmi ses employés pour vérifier qu’ils accomplissent correctement leurs taches. Derrière lui, le cinéaste semble regarder les êtres qu’il a choisi de mettre en scène. Comme celui de Rabah / Mao, le regard du spectateur oscille entre attention au récit et contemplation. Un remarquable travail sonore rendant poreuse la frontière entre les bruits et la musique concrète participe du rythme fascinant de ce ballet où l’on respire, de mouvements fluides à hauteur d’hommes en envols de la grue.
La force de Dernier maquis est de parvenir, dans les interstices, en deçà ou au delà de cette fluidité légère, à poser les questions graves du rapport patrons-employés, du rapport à l’Islam (à la religion). La pression qu’exerce Mao sur ses ouvriers est d’abord sourde mais omniprésente : ça et là en sont distillés des indices, lorsque de son regard doux il invite un manœuvre à confirmer qu’il est heureux, qu’il vérifie le pointage… Dans Bled Number One, le problème de l’archaïsme des traditions musulmanes était abordé de façon similaire, surgissant le temps d’un plan, d’une scène ou d’une phrase, cette finesse ne rendant que plus prégnantes les questions soulevées. Si le spectateur décèle la manipulation de Mao lors de ses interventions au début, les personnages ne le font pas encore. La prise de conscience d’une partie d’entre eux a lieu lorsqu’il fait construire une mosquée dans l’entrepôt, et nomme lui-même l’imam. La tradition voulant que ce dernier soit choisi par les fidèles, certains ouvriers contestent, voient dans l’acte du patron un abus de pouvoir, une tentative de contrôle sur leur liberté. D’autres lui sont au contraire reconnaissants, confiants dans la sincérité de sa foi. Lorsque les uns se révoltent de leur licenciement à la fin, les autres restent dociles grâce aux quelques euros dont Mao les augmente. Le spectateur reste quant à lui incertain des intentions de Mao : quand il demande à l’imam de convertir ceux qui ne le sont pas encore, il apparaît bien que la mosquée lui permet d’acheter la paix sociale. Mais lorsqu’il va s’y recueillir seul la nuit, sa croyance peut sembler authentique. Participent de cette ambiguïté du personnage, et partant du flottement du sens du film, le jeu insaisissable de Rabah Ameur-Zaïmèche, le fait que le cinéaste interprète le rôle du patron et qu’il se reconnaisse, en tant que cinéaste, lui aussi chef d’entreprise. Dans Wesh Wesh et Bled Number One, le regard du personnage interprété par Rabah restait cernable, il était celui de qui revient après des années d’absence, en banlieue parisienne ou en Algérie, et constate avec lucidité une réalité dont il est devenu étranger. La place de Mao (nomination à la croisée de Mahomet et Mao Zedong) est plus ambiguë, il est à la fois au milieu de ceux dont il gère le travail, et en retrait parce qu’il les observe, dirige et manipule. Il est indéniablement un patron égoïste qui, sans prendre la peine d’argumenter, refuse toute augmentation , de payer les heures supplémentaires et, in fine licencie abruptement pour raisons économiques. De temps à autres cependant, Mao semble laisser place à Rabah, lorsque l’on sent dans son regard une bienveillance envers ses personnages, qu’il rit sincèrement et spontanément avec eux. Travaillant dans le sens de l’ambiguïté, le cinéaste incite le spectateur à trouver ses propres réponses en même temps qu’il refuse de juger ses personnages, de s’arroger ce droit.
L’humanité de ce regard n’est pas sans rappeler Renoir, présent à plus d’un titre dans le cinéma de Rabah Ameur-Zaïmèche. L’univers de Dernier maquis est exclusivement masculin, aucune femme n’y apparaît ni n’est évoquée. Comme dans Wesh Wesh avec les habitants de la Cité des Bosquets, dans Bled Number One avec ceux du village algérien, Rabah Ameur-Zaïmèche travaille à rendre compte de la noblesse des personnages-acteurs, ici mécaniciens et manœuvres. On est ému de la maladresse sincère de Titi qui, croyant que la circoncision est nécessaire pour se convertir, se fait lui-même l’opération, des paroles pleines de bon sens du chef de village demandant une augmentation, de la complicité joyeuse entre les mécaniciens. Si Mao est du côté de la manipulation, l’attitude des travailleurs est des plus saines, elle les rend attachants et permet d’être d’autant plus sensible aux problèmes que leur histoire soulève. Pour pesants que soient ces derniers, on rit aussi fréquemment, ce qui participe de la richesse du rythme et du sens du film, de la proximité avec les personnages. La naïveté dont ils font parfois preuve fait d’eux à la fois des victimes de qui en sait davantage et des êtres des plus nobles. Le rire s’accompagne d’une fascination émue pour la pureté, le problème de l’abus de pouvoir du patron est posé en même temps qu’est révélée la grandeur des personnes. Comme dans Bled Number One et Wesh Wesh, Rabah mêle ici des comédiens (Abel Jafri, Christian Milia-Darmezin), qui interprètent les mécaniciens, à des non professionnels, les manœuvres qui travaillent réellement dans l’entrepôt et qu’il a longtemps observés, l’imam, le muezzin, vrais imam et muezzin. Deux rapports au personnage et au jeu, auxquels s’ajoute la présence du cinéaste-acteur dont il a été question, confrontation de trois réalités hétérogènes qui participe de la richesse du film, de la gamme de jeu possible entre le personnage, l’acteur et la personne.
Le respect pour les êtres filmés se double d’un respect envers le spectateur, en qui Rabah a confiance. De même qu’il laisse une grande place aux êtres à l’écran, Dernier maquis nous offre un vaste espace à investir. Les plans durent, le cinéaste n’a pas peur d’ennuyer en même temps qu’il a confiance en la richesse de ce qu’il filme. Pas de peur non plus de mettre à mal nos habitudes, lorsque les visages sont coupés, que la caméra se meut entre des fragments de corps, que le contre champ tarde à venir. Le travail vers davantage d’ambiguïté, l’absence d’un trop plein de paroles ou de plans explicatifs nous invite à aller à la rencontre de ce qui se passe, nous intègre pleinement dans cet univers à la fois accessible, évident, et dont le sens demeure flottant.
C’est enfin sa confiance en la réalité et en la possibilité du cinéma de rendre compte de sa richesse que Rabah rend sensible et transmet. Le cinéma capable de jouer avec la picturalité d’un décor, magnifier les personnes, faire danser des tractopelles et des palettes. Lors d’une très rare et très belle sortie de l’entrepôt, sur les berges d’une rivière, de saisir le vol improbable d’un héron dans les arbres, capter la lumière des feuilles, un avion qui traverse opportunément le plan. Dans Wesh Wesh, Kamel s’éloignait de la vie de la Cité pour aller pécher au bord d’un lac, dans Bled Number One il s’isolait, au bord de l’eau encore, écouter Rudolphe Berger jouer de la guitare. Les films de Rabah Ameur-Zaïmèche sont troués d’échappées, lors desquelles on a le temps de prendre acte de ce qui se joue dans l’entrepôt, la Cité ou le village algérien, d’assimiler en respirant ce que les films soulèvent de grave. Rabah Ameur-Zaïmèche se sert ainsi autant du cinéma pour parler de problèmes qui lui tiennent à cœur et qu’il est urgent de soulever, qu’il se sert de ces derniers pour faire du cinéma. Dans un cas comme dans l’autre, avec un grand brio.