L’un des plus beaux films de l’année, Dernier maquis a hélas trop rapidement perdu d’écrans. La faute, une fois n’est pas coutume, à un système qui laisse trop peu de place aux films formellement audacieux et qui visent autre chose que le divertissement. Nous ne saurions que trop vous conseiller d’aller à sa rencontre tant qu’il demeure visible.
La veille de la sortie de Dernier maquis, la présence d’Abel Jafri dans les locaux de Sarrazink Productions permet d’improviser une rencontre avec le comédien, professionnel, ayant joué dans deux des trois films de Rabah Ameur-Zaimèche, Bled Number One et Dernier maquis. Riche accompagnement des propos tenus par le cinéaste pour la même occasion (voir l’entretien), il revient sur l’expérience particulière que sont les films de Rabah Ameur-Zaïmèche, sur son métier d’acteur, les méthodes du cinéaste. Et transmet le plaisir qu’il ressent à jouer, à travailler.
Pour préparer le tournage de Bled Number One, vous avez passé du temps dans le village algérien dans lequel se passe le film, pour vous imprégner de la façon de vivre des gens, les connaître…
Oui, car pour des raisons de crédibilité je ne pouvais pas jouer en français le rôle de Bouzig qui vivait dans ce village. Donc avec Rabah on a décidé que je devais travailler sur la langue, même si c’est une langue que je comprends, car la parler c’est différent, ça dépend des régions. Je suis parti vivre avec les gens du village, en me coupant d’une partie de l’équipe de production française pour ne pas avoir à parler français et trouver les intonations arabes spécifiques à cette région, ce qui n’était pas évident du tout. Du coup je me suis imprégné de cette langue et du rythme des gens, de leur manière de fonctionner. Ça m’a permis de trouver de petits détails pour cerner l’état d’esprit de mon personnage, son ambiguïté et sa force. Et puis la force du film c’est de travailler avec Rabah. C’est génial de travailler avec lui : il nous laisse libres, nous souffle des choses et nous on lui en amène en retour. On est dans un rapport de confiance, il reste ouvert et les échanges se font d’un côté comme de l’autre. Il installe ses caméras (pour Bled on a travaillé avec deux caméras) et il nous donne la liberté de travailler à l’intérieur de ça. Après on fait de petits réglages, un peu plus là un peu moins là, de petites choses comme ça. C’est super de travailler avec lui.
À quel niveau exactement et à quel degré s’exerce t‑elle cette liberté ?
On est dans une situation, on a un texte qui est tiré du scénario, et à l’intérieur de ça on peut broder, ajouter, enlever, improviser, mais on garde la colonne vertébrale, la situation. On reste dans quelque chose de très écrit mais on peut trouver des nuances, mettre des couleurs un peu différentes. Il nous laisse dans cette liberté là, nous accompagne là dedans, et ça c’est formidable. C’est un plaisir de travailler avec lui. Sur Dernier maquis c’était du bonheur total. Tous les jours j’étais excité d’aller tourner, comme un enfant dans la cour de récré. Parfois Rabah était obligé de me sortir du champ tellement j’étais pris dans le jeu.
Quand il vous donne des indications, de quelle nature sont-elles ?
Ce sont les indications du scénario qui a été écrit. On s’engage dans une certaine direction mais les indications sont déjà là.
Pour quelles raisons vous demande t‑il de refaire une prise ?
Pour Dernier maquis c’était surtout pour des raisons techniques. On était dans une zone où il y avait des couloirs d’avion, on était parasité par ça, quand un avion passait on devait refaire la scène. Outre la technique ça dépendait des scènes, de sa demande à lui. Mais c’était surtout d’ordre méthodologique, technique, pour un problème de son d’accroche…
Vous aviez là aussi plusieurs caméras ?
Non on n’en avait qu’une, sur Bled, deux.
Vous avez tourné en pellicule ?
Non en numérique, mais l’image d’Irina (Lubtchansky) est tellement sublime qu’on a l’impression que c’est du 35mm.
Quand Rabah vous parle de votre personnage avant le tournage, vous avez l’impression que ce personnage existe déjà ou qu’il est encore à créer ?
Ça dépend des cas. Avant de démarrer le tournage, on travaille en amont, en se voyant beaucoup, en discutant beaucoup du scénario et des rôles. Pour Dernier maquis, c’était différent de Bled parce que c’était une aventure où il y avait une équipe de mécaniciens, une solidarité dans le travail. Ça nous a permis de nous rencontrer, moi, Géant, les manœuvres… que je ne connaissais pas. Ce travail en amont nous facilite les choses : au moment du tournage, on a déjà avancé. Par exemple pour le garage : je ne connais absolument rien en mécanique, je suis archi-nul ! Mais il est arrivé que le vrai travail se confonde avec le tournage, puisqu’il y avait de vrais et de faux mécaniciens. Des gens venaient pour faire réparer leur voiture et c’est nous, qui ne sommes pas garagistes, qui faisions les réparations. Un vrai mélange se faisait parce qu’on s’impliquait totalement dans le travail.
On sent en effet les personnages des mécanos complices et proches, dans certaines scènes c’est vraiment émouvant. Avez-vous autant fait connaissance avec les manœuvres ?
Un peu moins, différemment, ce qui est cohérent par rapport au sujet du film. Il y a le même rapport entre ce qu’on voit dans le film et ce qui a existé, et ça c’est dû à la création d’atmosphères pendant le tournage, qui se retrouvent dans le film. Si on sent cette complicité là entre les mécanos c’est qu’on l’a créée avant, qu’on a travaillé à la créer avant. Ça change des formats habituels où on arrive sur les plateaux à la dernière minute, où on ne connaît pas forcément son partenaire de jeu. L’intelligence de Rabah est de créer, d’amener ça, de nous faire confiance. Quand on a la chance d’avoir cette liberté-là, on la prend ! Du coup on se libère de quelque chose, et la force du jeu c’est justement d’essayer de s’abandonner, de se libérer des cadres.
Vous être libres mais vous savez où vous allez, où Rabah veut vous emmener…
Oui, on est libres dans un espace donné, dans l’espace que Rabah souhaite – ce qui est très complémentaire. Ce qu’il y a de bien avec lui c’est que c’est qu’il est à la fois producteur, réalisateur et acteur mais qu’il démarque à chaque fois sa position : quand il joue il est complètement avec nous, quand il est de l’autre côté il est le réalisateur. Ce qu’il y a de bien aussi c’est que nous sommes vraiment complices, parce qu’on a vécu des choses très fortes en travaillant sur Bled. C’est presque chimique. Parfois j’arrive presque à anticiper des choses parce que je sais que je peux me le permettre avec lui, qu’il m’en donne les moyens. Entre Rabah réalisateur et ses acteurs on peut parler d’une forme d’amour, de compréhension dans le travail. Ce qui est une grande liberté aussi. À un moment donné on est dans un échange évident, sans avoir eu à se parler.
J’imagine que ça fonctionne aussi avec les autres membres de l’équipe ?
Oui. Timothée [Alazraki] et Bruno [Auzet] étaient déjà au son avec nous dans Bled, Salim [Ameur-Zaïmèche], qui joue un des mécaniciens, était aussi dans Wesh Wesh. On est une grande famille, un clan, une tribu.
Ça se sent, il y a quelque chose de continu entre les trois films, une cohérence. Est ce que c’est plus difficile de travailler ensuite avec d’autres réalisateurs ?
C’est différent. Il faut faire la part des choses : là on est une tribu, on se connaît, on prend beaucoup de plaisir, avec cette production et ce réalisateur. On s’éclate ! Quand on va ailleurs c’est différent, les autres productions, les autres réalisateurs ont des démarches différentes.
Qu’est ce qui est le plus difficile pour vous sur un tournage de Rabah Ameur-Zaimèche ?
Sur Bled, c’est la scène où Bouzig se fait égorger qui était difficile. Après ça dépend, mais de toutes façons il n’y a pas de scène facile, toutes les scènes sont difficiles. Certaines plus que d’autres, parce qu’elles sont beaucoup plus intenses émotionnellement, mais tout reste difficile parce que c’est quand même un tournage. Mais pour les films de Rabah il y a une complicité forte, et c’est très rare.
Savez-vous à quel endroit se trouve la caméra ?
Parfois on ne sait pas vraiment. C’est ça qui est bien : on est dans le jeu, dans un espace-temps de jeu, et parfois on ne fait même plus attention à ce qui est autour parce que Rabah est avec nous, on discute, il provoque des situations dans lesquelles on se retrouve et tout d’un coup, on ne prête plus attention à la caméra. On continue à jouer, il continue à filmer.
Vous n’êtes pas toujours cadrés, pas toujours au centre…
Non, et c’est ça justement qui est bien. La grande force de ses films c’est qu’on est toujours dans une vraie situation, entrain de vivre quelque chose. C’est à dire qu’on est tout le temps prêt. On n’est pas dans des formats habituels où on vient nous chercher pour tourner telle séquence, non : on est dans un mouvement permanent, c’est vivant. Pour Dernier maquis, on arrivait le matin, on se changeait, on allait travailler au garage, mais ça n’est pas pour ça qu’on tournait tout de suite. Parfois on ne savait même pas qu’on avait tourné. On travaillait, on était avec des camarades, et puis Rabah entrait et hop, ça partait sur une action qui était écrite au préalable dans le scénario. Comme on savait où on allait grâce au scénario, on pouvait aussitôt réagir. C’est vraiment formidable. La grande particularité de Rabah est qu’il ne te fait pas subir d’angoisse quelconque, ce n’est pas un réalisateur qui est pris dans le stress du tournage : il te préserve, et ça ce n’est pas courant.
C’est d’ailleurs nécessaire pour le rythme du film…
Oui, ça conditionne la façon dont on joue parce qu’on ne subit pas de pression – et ça c’est formidable. J’ai la chance de faire d’autres tournages, donc je peux comparer, et vraiment avec Rabah c’est du plaisir ! Mais dans le travail. C’est du travail avant tout mais accompagné de plaisir. Et ça, c’est une grande force. Et puis on travaille un peu comme une compagnie, on n’est pas dans des rapports formatés, on participe tous à tout. Il n’y a pas de principe hiérarchique, même avec les techniciens : il leur accorde sa confiance à chacun.
Est-ce que vous avez tourné chronologiquement ?
Non. Mais comme tout se passe dans une espèce de huis-clos – le garage, on était tous les jours là : on arrivait le matin et on menait notre vie de mécaniciens, de garagistes, de manœuvres. A la fin on savait conduire les fenwicks, manier les palettes, faire les piles de rangement, tout ce que faisaient les gens qui en avaient l’habitude depuis trois ou quatre ans. On s’est donné les moyens de s’amuser un peu avant, et de s’entraîner. Rabah n’a tourné qu’une fois qu’on maîtrisait les fenwicks.
Mais vous ne répétiez pas les scènes ?
Non. On arrivait et on jouait ce qu’il y avait à jouer. Pas de lecture, pas de répétition.
Le fait de tourner avec une caméra et non avec deux comme dans Bled était un choix ?
Oui. Dernier maquis se passe dans un lieu unique, donc c’était différent de Bled où on utilisait tous les espaces, la montagne, la mer, le village… La contrainte ici était plutôt les couloirs d’avion, ou ce genre de choses.
Retournez-vous parfois dans cet entrepôt ?
J’aimerais bien y retourner, voir ce que c’est devenu, revoir les gens. C’est quand même un lieu où on a vécu, tous les jours, jusqu’à tard le soir, on passait de belles journées. Un lieu qu’on a découvert aussi : c’est un univers qu’on ne connaissait pas, on a découvert un lieu de vie, de travail. Et qui est dur. Les manœuvres le disent : ils travaillent dans le froid, arrivent tôt le matin, manipulent les palettes toute la journée en ne s’arrêtant que pour la pause déjeuner, savent qu’il y a tant de palettes au cube à charger et à déposer avant telle heure…
Oui, on sent cette fatigue, cette pesanteur, même si le film est très aérien aussi. Comment cela s’est il passé avec les manœuvres ?
Ça s’est très bien passé on a créé des liens avec eux. On ne se connaissait pas trop, on s’est apprivoisé. Eux découvraient le cinéma, donc pour eux c’était bien aussi. On participait, on faisait des choses avec eux, tout cela était vraiment très familial. Il n’y a eu aucune scission entre les uns et les autres par rapport à un statut quelconque, c’était pour tout le monde pareil, on était tous au même niveau.
Malgré tout, Rabah ne travaillait-il pas un peu différemment avec vous les mécanos (qui aviez déjà joué devant une caméra pour la plupart) d’avec les manœuvres ?
Si, c’était un petit peu différent parce qu’ils ont une approche différente, qu’ils n’ont pas eu la même préparation. C’était davantage à nous de nous adapter.
C’était la même chose dans Bled ?
Oui, parce qu’il y a aussi eu ce mélange avec les gens du village. Il y avait Meriem (Serbah) qui jouait ma sœur, Rabah qui jouait Kamel et moi qui jouait Bouzig : on était les trois seuls acteurs, tous les autres étaient des gens du village, de la région. C’était donc la même démarche. Et toujours sur la base d’un scénario, ça reste du cinéma. C’est la grande force du cinéma de Rabah, c’est magique.
Quand vous jouez une scène avec un personnage qu’interprète Rabah, vous arrivez à ne plus voir du tout le réalisateur derrière lui ?
Oui c’est ça. Dans Bled, quand je jouais avec Kamel je m’adressais à Kamel, pas du tout au réalisateur. Dans Dernier maquis c’est pareil : Rabah est Mao qui est un personnage, c’est un patron qui veut nous virer, nous expulser du garage où on travaille depuis dix ans, donc on n’est pas très contents. Dans les scènes où il est contre nous, ça vient de sa situation de patron, pas du tout du réalisateur. On est dans une situation, chacun dans notre situation, par rapport à ce qu’on a affaire. Je ne me pose même pas la question, à aucun moment je ne me dis « tiens c’est le réalisateur », pas du tout. Dans Bled, dans la scène du barrage il est intervenu sans nous avoir prévenus : on s’est accroché, on a réagi par rapport à ce qui se passait, et grâce à notre complicité ça a fonctionné.
Est-ce que vous vous surprenez beaucoup mutuellement ?
Parfois on se surprend, c’est ça qui est bien. De laisser la place à ce qui se passe : s’il y a quelque chose qui surgit hors de nous, on le prend, on le vit, on l’exploite. Rabah ne nous coupe jamais en disant « c’est pas écrit, vous n’auriez pas dû faire ça », il nous laisse au contraire. Et ce sont des moments de magie. Parce que c’est difficile quand même, on a une caméra sous le nez et il faut travailler, travailler pour parvenir à donner l’impression de ne pas jouer, ce qui est bien plus dur que jouer.
Vous avez envie de tourner de nouveau avec lui ?
Bien sûr, j’adore ! Si demain il me dit « on tourne », j’y vais, je pourrais refuser de gros projets pour pouvoir tourner avec lui. Et puis il y a cet esprit de famille, on se connaît et ça nous permet de nous le dire droit dans les yeux quand on est en désaccord. On se dit ce qu’on a à se dire et on le vit très bien, ça reste très sain.
Vous avez confiance dans la réussite de Dernier maquis ?
Inch’Allah. J’espère que le public va aller à la rencontre du film, pour que ça permette d’enchainer d’autres films.
Là ça a été difficile de trouver l’argent ?
Oui, je pense que ça n’a pas été évident parce que ce n’est pas un sujet facile et qu’aujourd’hui on est plus dans un cinéma consensuel pour des raisons économiques. Il y a des réalisateurs qui ont envie de dire d’autres choses, de sortir du formatage, mais après il faut pouvoir… L’avantage de Rabah c’est qu’il est indépendant, il a sa structure (Sarrazink Productions). Pour les réalisateurs qui dépendent de leur producteur ça n’est pas facile.
Vous pensez que c’est plutôt le sujet qui fait peur aux gens ? Est ce que ça n’est pas davantage la forme – l’étirement du temps, l’absence « d’efficacité narrative », de fin conclusive, toutes les ambiguïtés… ? J’avais été étonnée lors d’un débat après une projection que les questions et réflexions du public concernent uniquement le fond – l’Islam, la religion, le rapport patron-employés. Rien n’avait été dit~/ demandé sur le travail cinématographique. Au fond cette discussion aurait pu concerner n’importe quel film qui aurait traité du même sujet.
C’est vrai que l’important c’est aussi de parler du travail de cinéma. Avec ce film on est dans un sujet fort qui peut intéresser les gens. Les gens ont peut-être envie de ça aussi, ils sont curieux, ils sont intelligents, il faut arrêter de nous faire croire le contraire. En France le public est vraiment intelligent et intéressant, il faut lui donner la possibilité de voir des films comme Dernier maquis. Une fois qu’il l’a vu, je suis très confiant.
C’est aussi un film qui a besoin de temps pour que le bouche à oreille se fasse, ce qui pose problème aujourd’hui puisque les films doivent être rentables dès la première semaine. Ceux qui ont aimé Wesh Wesh et Bled iront sans doute le voir, après il faut aussi attirer les autres, leur faire connaître que ça existe…
Le cinéma est un tout, il en faut pour tous les goûts, certes. Mais j’ai l’impression que le cinéma de Rabah va inciter à revenir à une autre forme de cinéma. On y retrouve un peu l’esprit Cassavetes, tous ces films qu’on a aimés, qui appartiennent à une période. Ces gens là ont créé un cinéma indépendant parce qu’ils étaient unis autour d’un même désir, d’une même passion. Et c’est ce qu’on partage avec Rabah. On est frères et amis mais pour le travail. Quand on fait un film on s’investit totalement. Et ça c’est une grande force. C’est là où toute la force du cinéma parle d’elle même parce qu’il y a ce rapport à la magie de l’artistique et en même temps de la complicité. On est tout le temps dans quelque chose de très créatif, on casse les codes conventionnels. C’est le propre de l’artiste. Je pense que Rabah est un grand maître du cinéma d’aujourd’hui. Il propose des choses nouvelles, qui lui appartiennent.