Nous avions laissé, il y a trois ans, Rabah Ameur-Zaïmeche dans la campagne française du XVIIIème siècle, y narrant les aventures des contrebandiers, et autres lascars hors-la-loi, qui faisaient subsister l’esprit révolutionnaire de Louis Mandrin, héros populaire exécuté en 1755. Il est pour le moins surprenant de voir le cinéaste faire, pour son cinquième long métrage, un nouveau bond historique de près de 2000 ans et transporter ainsi son cinéma dans le désert de Judée, en s’attaquant à une figure – et à une communauté – autrement plus ambitieuse : Jésus et ses apôtres, Judas en tête de cortège. Avec ses trois premières réalisations (Wesh, wesh, qu’est-ce qui se passe ? en 2002, Bled Number One en 2006 et Dernier Maquis en 2008), RAZ avait pourtant su saisir comme rarement les éclats politiques du contemporain lorsqu’il faisait se frotter sa conception fiévreuse et engagée de la fiction (rendre notamment visibles les rapports actuels de classe et les structures de domination) à son attachement intime et poétique au réel (précipités autobiographiques condensés par sa joyeuse présence à l’écran). D’où provient alors la nécessité d’une nouvelle adaptation des Saintes Écritures à laquelle se sont pourtant déjà frottés d’autres cinéastes de renom ? Sans doute du goût immodéré du cinéaste pour les aventures collectives et, ici, littéralement iconoclastes. En prolongeant ses Chants de Mandrin, RAZ s’avance toujours, sourire au visage, comme archéologue du savoir en réitérant son projet de creuser un sous-sol politique plus ancien dont les fondements trouvent néanmoins un écho dans le présent. Et son Histoire de Judas permet surtout au cinéaste de livrer aujourd’hui son œuvre la plus accomplie en faisant enfin se percuter la parole et l’action, jusqu’à les confondre dans un ultime mouvement à la puissance tellurique discrète mais saisissante.
L’Évangile selon Saint Rabah
La sidération apaisée que suscitent les premiers plans de Histoire de Judas n’est pas sans procurer une joie immédiate et uniquement identifiable à la démarche de RAZ : on le découvre, drapé en Judas, escaladant une montagne sous un soleil de plomb. Arrivé au sommet, il tire Jésus d’une longue ascèse et, le portant sur son dos, dévale le chemin grimpé plus tôt. Ce geste initial, il faut sans doute le voir comme celui d’un cinéaste qui s’approprie autant un corps qu’un sujet, en les ramenant parmi les hommes. Le risque majeur, ici couru, encore une fois, l’air enjoué tout au long du film, est de frôler constamment avec un certain ridicule des situations, induit par le peu de moyens matériels que peut déployer le cinéaste. Mais on ne peut être qu’ébahi devant la capacité de RAZ à s’en remettre, presque hébété, à sa croyance en les forces du cinéma pour créer instantanément de la présence au cœur de son film. Et cet abandon, qui est aussi une générosité, ne peut s’établir que dans la construction rigoureuse d’une liberté tangible qui n’a aujourd’hui que peu d’équivalents dans le cinéma français.
Cette liberté que RAZ et son équipe ont été chercher à la sueur de leur front leur permet aujourd’hui de reprendre la figure de Judas et d’en proposer une relecture qui l’affranchit – enfin ! – de son étiquette de traître qui lui a été accolée depuis deux millénaires et légitimait un certain antisémitisme propagé par la religion catholique. Cette articulation nouvelle des liens entre Jésus et Judas est amenée avec une telle évidence qu’on ne se rend pas tout de suite compte de l’ampleur et la portée d’une telle démarche. Judas était bien absent durant la Passion et n’a pas vendu Jésus aux Romains : le courageux protecteur et gardien de son maître accomplissait les basses besognes en stoppant net un scribe qui avait entrepris de retranscrire les paroles sacrées. L’entreprise de RAZ invente son propre mouvement en faisant de Jésus l’homme de parole, et de Judas l’homme d’action. En somme, le patron et son ouvrier.
Un chant d’amour
C’est ce balancier constant entre ces deux figures qui donne au film son tempo ouaté, fait de creux et de bosses, de respirations musicales et d’accélérations inattendues. Mais si une lecture politique du film apocryphe de RAZ est évidemment permise, voire même clairement suggérée par les circonstances de l’Histoire (une terre occupée qui se soulève grâce aux paroles d’un leader contestataire appelant à la révolution des esprits), il serait malheureux de réduire le nouvel opus du cinéaste à cette métaphore, tant l’essentiel se joue au-delà de ces réflexions. Il faut dire la beauté de ce récit, qui s’appuie certes sur la relation entre Jésus et Judas, mais pour mieux s’en extraire et se faire, dans une même énergie, la chronique quotidienne, dans un lyrisme rocailleux, d’un flot d’amour qui accompagne la bonne parole énoncée. Rejetant tout l’académisme pompier afférant au genre parfois poussiéreux de la reconstitution historique, RAZ réenchante le monde en se faisant le chantre d’un rapport précieux et sensible à la vie et aux arts. Il procède par accumulation en adjoignant au cinéma les puissances de la peinture grâce à la photographie somptueuse d’Irina Lubtchansky en droite lignée des œuvres de Rembrandt ou du Caravage, du théâtre avec, notamment, la scène du procès de Jésus qui rivalise d’intensité avec les tragédies antiques, ou encore de la musique, en laissant une place prépondérante aux ritournelles ancestrales du Moyen-Orient. Baignant son film dans un doux parfum, RAZ se fait chef d’orchestre d’une symphonie des sens et des affects qui enivre progressivement le spectateur. La guitare électrique de Rodolphe Burger qui clôt le film sonne alors comme un étrange réveil : celui d’un rêve de cinéma.