Rencontre à Montreuil avec Rabah Ameur-Zaïmeche dans ses bureaux de Sarrazink Productions, société qu’il a fondée en 1999. À l’occasion de la sortie en salles ce mercredi 08 avril de son cinquième long métrage, Histoire de Judas, discussion à bâtons rompus avec un homme pour qui parler de son cinéma revient inexorablement à évoquer le monde dans lequel il vit. RAZ démarre la conversation sur la réception de ses films…
Avec Histoire de Judas, on aimerait bien toucher notre public. Sur Les Chants de Mandrin, avec MK2, on l’a loupé la dernière fois. Ce fut rude ! Même si cela reste une belle aventure, Les Chants de Mandrin est un film qui n’a pas bien été saisi. Tout comme Dernier Maquis… Enfin… À vrai dire, j’ai souvent le sentiment que mon cinéma a raté le coche ou que son public va le rencontrer plus tard.
Est-ce que vous regrettez que certains de vos films…
… Non, je ne regrette rien, on fait ce qu’on peut. Les films sont là ! Ils ne dépendent pas seulement de notre travail, ils ont leur propre trajectoire et naissent parfois de leur propre volonté. Nous ne sommes pas seulement les créateurs mais aussi les instruments de nos films. Ce sont eux qui nous contrôlent… Sans déconner, ça me plaît d’accompagner Histoire de Judas en salles pour rencontrer nos spectateurs, mais il faut que je rebondisse ! J’ai une histoire qui me tâtonne, qui s’intitule La Cave de Monsieur Maurice. J’ai écrit un séquencier et là, il faut que j’accélère la cadence.
Vous travaillez donc déjà à un prochain projet.
Pour mieux lâcher un film, il vaut mieux être déjà sur un autre projet lorsque le précédent sort en salles. Franchement, la naissance d’un film, des premières recherches jusqu’à sa projection, c’est trois ans minimum ! Ce qui est raisonnable. Si tu essayes de mener deux ou trois projets de front, c’est déjà presque dix ans de ta vie. Et ça passe vite… Pfff ! On a commencé à tourner mon premier film, Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ?, à l’été 1999 et le film est sorti en 2002. Et l’écriture avait demandé deux ans.
Avez-vous le sentiment d’arriver à tourner, malgré tout, relativement vite ?
Oui, on tourne vite avec mon équipe dès qu’on a réussi à avoir le soutien des institutions et un plan de financement. C’est pour cela que je pense que si on était plus à l’aise financièrement parlant, on accélérerait le processus. On pourrait se permettre de partir sur une trame et d’inventer après. Cela permettrait de se projeter plus facilement. Sur mon prochain film, La Cave de Monsieur Maurice, le séquencier est prêt, et le temps maintenant de préparer le plan de financement, on ne tournera que l’année prochaine, alors que je serais presque prêt à le tourner cet été. Pour ce projet, on a besoin d’avoir plusieurs étapes de tournage… et il n’y a que l’autonomie financière qui peut te permettre de l’obtenir. J’aime beaucoup les tournages compacts, entre cinq et dix semaines, mais c’est bien aussi de laisser venir, de laisser le temps au temps. Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ? s’est tourné ainsi, étalé sur plusieurs saisons. Mais on l’a fait avec notre argent de poche, sans pression financière des institutions. Cela ne dépendait que des techniciens que l’on trouvait sur place.

Vous êtes souvent entourés des mêmes techniciens sur vos films. Et Histoire de Judas ne déroge pas à la règle.
Effectivement, c’est pratiquement la même équipe que sur mes précédents films. Après Dernier Maquis et Les Chants de Mandrin, c’est la troisième fois que Irina Lubtchansky fait la photo sur un de mes films. On a plongé avec joie dès le début de notre collaboration dans le numérique. Je n’ai absolument pas la culture de la pellicule. Heureusement que ce n’est pas là que le cinéma réside… Au son, c’est toujours Bruno Auzet et au montage sonore et au mixage, c’est toujours Nikolas Javelle. Et au montage, Grégoire Pontecaille qui était assistant réalisateur sur Les Chants de Mandrin. Mais je dois dire que concernant le montage, c’est l’étape la plus importante. Je me dois d’y être du début à la fin… sinon je n’aurais pas le droit de signer le film !
Au-delà de votre fidélité avec les techniciens, Histoire de Judas contient en son sein vos films précédents…
Oui, c’est un film qui engrange. Il cumule l’expérience des autres films. On n’aurait pas pu faire Histoire de Judas avant Les Chants de Mandrin qui, comme première expérience de film historique, nous a énormément nourri pour la manière dont nous devions nous inspirer de la nature et des paysages qui s’offraient à nous et qui nous imposaient le plan de tournage.
Ce qui frappe également, c’est que Histoire de Judas commence là où vos films précédents se terminaient. Au lieu de partir d’une marge ou d’une solitude et d’arriver à la conception d’un collectif, ce film fait presque le chemin inverse en commençant par mettre en scène Jésus avec ses apôtres, et en s’achevant avec Judas, seul dans son tombeau.
Ça m’interpelle ce que vous dites… c’est même bien vu. En fait, c’est exactement ça ! Même si certains de mes films se terminaient d’une certaine façon dans le désarroi, comme mon personnage dans Dernier Maquis ou le marquis dans Les Chants de Mandrin… Mais c’est vrai qu’avec Histoire de Judas, la question de la présence se pose différemment. Le premier plan du film est d’une certaine manière déserté. Il est seulement habité par la montagne qui se présente à nous frontalement et qui peut être vue comme le ventre d’une femme enceinte qui accoucherait de Jésus. Avec Judas comme accoucheur. Évidemment, ce n’est pas écrit ainsi dans le scénario, c’est présenté comme une suite de petites séquences. Cette montagne, je ne la connaissais pas avant de tomber dessus en plein désert alors que tout était déjà écrit.
Nous avons effectivement le sentiment de découvrir le film en même temps que votre regard et votre caméra se posent sur les espaces que vous avez investis.
Mais c’est parce que je découvre mon film en le tournant. C’est une découverte autant pour moi que pour le spectateur ! Cela apporte une dimension empirique, presque scientifique. On rentre dans un univers ou dans un rêve que nous propose réellement la terre dans sa majesté, dans son aspect tectonique et ténébreux. C’est en cela que je prône un cinéma qui va de l’avant, qui se dirige au gré de ses envies, qui n’a pas peur de la curiosité et qui décide de se soumettre aux caprices des éléments… qui sont tout sauf capricieux mais sont, au contraire, incroyablement généreux. Cela se voit dans mon cinéma : on est simplement attentif aux cimes, on se présente et ça s’ouvre devant nous… Cela se mérite, mais c’est une émotion incroyable !

En quoi le cinéma serait-il le meilleur médium pour retranscrire cette expérience sensorielle ?
Parce que c’est l’art le plus complet en terme de sens, de perception. Comment se contenter d’histoire narcissique ou de blessure d’ego alors que l’on peut ressentir la puissance du cinéma ? Cela n’empêche pas de se dévoiler dans nos films, même parfois de manière complètement transparente. On prend ce risque, c’est un risque majeur.
Le fait que vous jouiez vous-même Judas et que vous meniez cette entreprise de réhabilitation de ce personnage…
… Il faut dire qu’on nous laisse un immense boulevard ! C’est inexplicable que le cinéma ne se soit jamais réellement penché sur ce personnage, ne l’ait jamais investi. C’est un personnage d’une dramaturgie exceptionnelle ! Il porte en lui le rôle le plus tragique des mythes fondateurs de notre époque. C’est une opportunité, mais aussi un honneur de le porter avec nous. Grâce à notre foi dans la puissance du cinéma, cela nous permet d’enlever cette épine empoisonnée au sein du christianisme depuis plus de 2000 ans. Cela aurait dû être fait depuis bien longtemps ! Et on l’a fait avec notre énergie et nos moyens… en fait, c’était un défi magistral ! On a réussi, putain ! On l’a fait, avec tout notre cœur, notre patience et notre intelligence. C’était pas donné. On a réussi à inventer Jérusalem avec des faubourgs déshérités limitrophes au désert. D’une ruine, on en fait une cité qui se fait et se défait, qui se construit et se déconstruit. Cela pourrait être à Mossoul ou à Gaza, sous un tapis de bombes. Un ancien empire ruiné, décadent, oublié.
Histoire de Judas prolonge aussi Les Chants de Mandrin en s’attaquant à l’archéologie des fondements de notre société à travers la figure d’un personnage historique majeur.
Oui, on creuse la terre, on cherche les fondements. Avec Mandrin, on était dans l’esprit rebelle des sans-culottes, l’esprit rebelle qui a fait la Révolution française, qui a fait la Commune… cet esprit d’insoumission qui ne glorifiait pour seule valeur que celle de la liberté. Ce discours me parle directement. Le discours d’amour de Jésus me parle directement. Ces références m’aident à construire mon propre désir d’humanité… Bien sûr, y a les Indiens aussi ! J’ai jamais été du côté des cow-boys en tout cas. Il n’y a jamais eu assez de films sur les Indiens. John Ford a fait Les Cheyennes…

Est-ce que de partir d’une trame déjà connue par le spectateur vous a permis de travailler différemment votre approche de la narration en vous libérant du poids de l’exposition ?
On pensait cela avec Les Chants de Mandrin ! On pensait alors que la tradition et que la culture de Mandrin étaient encore ancrées dans les couches populaires à travers la littérature, les chants ou même la série télévisée… Or c’est indéniable qu’il y a un déficit, qu’il y a une transmission intergénérationnelle qui ne s’est pas effectuée ! Il y a eu une cassure à partir des années 80. La gauche prend le pouvoir en France et se retrouve devant les réalités d’une économie libérale. Et elle n’a pas eu le courage et l’audace de trouver une alternative. Elle n’a pas essayé ! Tout a commencé là avec la déception de la gauche et l’échec du parti socialiste. Disons les choses clairement ! Au lieu d’aller chercher dans les fondements et les valeurs de la République laïque et de revenir à son étymologie, j’ai le sentiment qu’on a vendu notre âme. La France n’est pas simplement qu’un État ou une nation. Elle représente une façon d’être. Robespierre disait : « La Liberté ou la Mort ».
Cette phrase pourrait parfaitement illustrer votre cinéma. Dans vos films, la joie de la liberté retrouvée ne peut se savourer qu’en contrepoint d’un regard sur la mort.
Déjà, réussir en soi à faire du cinéma est une immense joie. C’est un accomplissement. Ce n’est pas venu du jour au lendemain pour moi, ça s’est joué envers et contre tous, devant toutes sortes d’adversités. Et la première adversité, elle est d’ordre affectif : c’est la famille, qui ne comprend pas.
Ce n’est pas anodin si vous avez fait un film sur ce qui subsiste de l’esprit d’un mort comme Mandrin ou si, aujourd’hui, vous conduisez deux hommes à leur mort dans Histoire de Judas.
Les séquences du Mont Golgotha et du caveau sont les dernières que l’on a tournées… Dans le caveau où s’allonge Judas dans les derniers plans, on peut penser qu’il parle à Jésus en hors-champ, qu’il s’adresse à lui-même ou à sa propre mort qui s’annonce. Il personnifie sa mort qui est derrière la caméra. Quand tu penses constamment à la mort, cela donne une autre saveur à la vie. Cela permet de saisir sa singularité et sa suprématie. On n’est pas sûr d’avoir une seconde vie… pas du tout, même ! Il faut s’émerveiller de chaque chose que la vie nous propose. On dépense une énergie incroyable à geindre, à se plaindre, à râler… Il faut déplacer cette énergie et la mettre dans des choses plus apaisantes. Si je ne dépensais pas une énergie folle à y croire, mes films ne pourraient pas se faire !

Dans la continuité de vos précédents longs métrages, Histoire de Judas s’accompagne d’un appel à la révolte…
Oui, ou, en tout cas, à ne pas subir, à conserver sa dignité, à rester debout et à se dire, tant que l’on est vivant, que l’on peut modifier le cours de son existence. Et rejoindre des bulles. Et continuer à faire la chose pour laquelle nous sommes fait : voyager. La conscience mûrit, se développe, passe par différents paliers, stades, maturités et même crises. En avoir peur, c’est se brider. On n’a pas le temps d’avoir peur. On n’est pas uniquement déterminé par notre naissance, notre famille ou notre milieu. On a tous une part de responsabilité qu’il ne faut pas masquer. Et qu’il faut, au contraire, bien mettre en perspective : c’est la seule qui vaille. C’est celle qui développe l’esprit critique. Et la singularité d’avoir une conscience aussi brillante que n’importe laquelle dans ce monde.
Votre mise en scène se fait toutefois plus douce ou caressante avec Histoire de Judas.
C’est vrai, mais cela ne l’empêche pas d’être à l’affût. Non pas comme une quête mais comme pourrait être la mise en scène d’un réalisateur de documentaire animalier ou même un chasseur. De l’ordre de l’observation ou de la contemplation. Il faut savoir suivre des traces, être attentif aux signes. Être aux aguets. Les chasseurs connaissent très bien les habitudes des animaux qu’ils chassent, mais qui connaît les nôtres ? Ne sommes nous pas aussi les proies d’un système qui nous dévore sans s’en rendre compte, auquel on accorde tout et qui nous laisse développer notre égocentrisme ? Aujourd’hui, on arrive à une période géologique qui s’appelle l’Anthropocène où l’influence de l’être humain sur la biosphère est devenue prédominante.
Avez-vous le sentiment d’avoir des alliés dans le cinéma contemporain ou connaissez-vous des cinéastes avec lesquels un dialogue serait possible ?
Je dois avouer que je ne connais pas assez bien le cinéma d’aujourd’hui. Franchement, je ne croise pas beaucoup de monde. Je ne vois pas avec qui je pourrais parler, et ça ne m’intéresse pas, pour tout dire. Je n’ai pas le sentiment de faire partie du monde du cinéma. Je ne sais même pas s’il existe, je ne crois pas. Il y a une industrie, il y a des mecs qui cherchent… Il y a Jean Rouch qui a été fondateur pour nous. Sinon, ma culture cinématographique est liée à la télévision, à ce qui m’a été imposé dans mon enfance où j’ai tout gobé. C’était l’époque aussi des premières VHS…
Est-ce que cette solitude vous mine, vous réconforte ou convient ?
Je crois que seul, c’est ce qu’on est dès le départ. Si on est d’accord avec l’idée qu’on naît, qu’on vit et qu’on meurt seul au monde, l’important est de savoir qu’on est constitué d’une multitude d’expériences qui sont souvent anonymes et transmises par notre famille, notre sociabilité, notre culture ou notre entourage… Rimbaud disait « Je est un autre ».
Et l’autre, c’est Judas.
Exactement. C’est l’idée même de l’altérité. Je ne sais pas exactement à partir de quelle période dans l’histoire de l’humanité l’idée de l’altérité a vraiment fonctionné. Au temps des chasseurs-cueilleurs ? Ou avant, lorsque nous faisions encore des nids au sommet des arbres ? D’après l’éthologie, les primates ont de sacrés liens sociaux au sommet de leurs branches, ont un langage et sont inspirés par les étoiles. Ils ont même développé toute une pharmacopée…

Qu’est-ce que vous préférez filmer ?
Je ne me suis jamais posé la question… Ce sont les situations que j’aime filmer ! Quelque chose d’inattendu, d’imprévisible, de non-programmable et de non-reproductible. Sur Dernier Maquis, on était pressé parce que les palettes risquaient de se barrer très vite. On commence à tourner et on s’aperçoit alors que les gars qui s’en occupent sont des personnages de cinéma. On cherche un imam, il est là. On cherche un chef de village, il est là. Incroyable ! À partir du moment où tu ne maîtrises pas grand chose et que tu te laisses dériver comme un excellent pécheur à la mouche… Il laisse sa ligne dériver, la secoue, la fait voltiger, la replonge dans le courant. C’est comme ça que je conçois le cinéma en réalité. Mais ça comporte des risques : tu peux être emporté par le courant.
Avez-vous déjà failli perdre pied ?
Non… la raison me semble encore la pierre cardinale de toute forme de liberté. À la rigueur, perdre la raison correspondrait davantage à une instabilité énergétique plutôt qu’à une maladie mentale. Mais c’est vrai que l’épuisement, la tension, l’irritabilité… On est humain. On peut être rapidement dépassé. Chaque tournage est une expérience unique. On fait des rencontres, on lie des amitiés, mais c’est aussi des divorces, des ruptures… c’est la vie. On est dans une expérience vivante, on a l’impression que c’est un accès au chemin de la connaissance qui est semblable en même temps à celui du cœur. C’est un bonheur inouï que de faire la jonction à travers le cinéma de toutes ces pistes. C’est peut-être pour ça que Jésus ordonne à Judas de brûler les Évangiles historiques : parfois, les paroles ne suffisent pas. Elles sont peut être nécessaires pour créer un système de pensée, une syntaxe ou un langage. Mais ce n’est pas ça qui va te permettre de percevoir. Avec le cinéma, tu peux percevoir. En tout cas, l’occasion est proposée. Quand le cinéma réussit à te faire voir l’invisible, tu as une telle expérience. J’aimerais bien garder cette capacité qui est mystérieuse mais qui est en chacun de nous. Car le cinéma, ce n’est rien d’autre que nous qui le faisons. C’est nous qui le faisons ! Il faut continuer à raconter. C’est la peur de la mort qui nous fait raconter des histoires. Tout a commencé autour du feu qui servait à nous protéger des bêtes sauvages tapies dans l’obscurité prêtes à te dévorer. Et on racontait des histoires. Le cinéma, c’est la même chose. C’est pour cela que c’est un art primitif… sauf qu’il utilise tous les arts qui ont été inventés depuis. Tout cela m’intéresse énormément mais je ne sais pas comment je vais pouvoir poursuivre cette perspective. Là, je vais m’intéresser au monde des caves dans les milieux parallèles. Peut-être en faisant des westerns ?
Filmer ainsi le désert dans Histoire de Judas n’est pas anodin…
C’est vrai, c’est une première approche. Mais le désert, on le trouve dans les campagnes de Mandrin battues par les vents… ou même dans les cités. C’est plutôt la dimension symbolique du désert que l’on peut retrouver aussi bien dans la jungle urbaine que dans les étendues isolées. Le désert, il est au fond de nous. Et c’est cela qui nous permet de prendre conscience de l’étendue de nos capacités. Et je crois qu’elles sont gigantesques.
