Près de dix ans après S21, la machine de mort khmère rouge, Rithy Panh revient sur les crimes de l’Angkar perpétrés sur le site du lycée de Tuol Seng, a.k.a. S‑21, centre concentrationnaire en plein centre de Phnom Penh où on a recensé au moins 12 380 personnes torturées et tuées. Dans La Machine de mort khmère rouge, sur les lieux même de la barbarie, comme possédés, les bourreaux rejouaient les scènes de leurs crimes dans des séances expurgatoires. Dans ce nouveau film, le bourreau est toujours là et il est cette fois seul. Toute l’histoire de S‑21 mène vers un homme : Duch qui dirigea le camp entre 1975 et 1979. Il se tient seul face au réalisateur et aux documents d’archives pour rendre des comptes. Sa parole est omniprésente, et pourtant, l’homme reste insaisissable.
Le dispositif est frontal. Duch est enfermé dans l’attente de son procès par le tribunal cambodgien chargé de juger les dirigeants Khmers rouges. L’homme a soixante-dix ans, le corps et le visage marqués, mais sa mémoire et son esprit sont intacts. Dans une pièce sobre et nue, il lit face caméra des slogans propagandistes de l’Angkar, l’effroyable organisation khmère rouge, puis racontera son vécu de haut dirigeant au sein du parti. Nous comprenons d’emblée que l’homme, ancien directeur de S‑21, est partie prenante du film, qu’il y entre avec toute sa volonté. Duch, le maître des forges de l’enfer est bien le résultat d’un pacte filmique entre un filmeur et son ennemi, un espace forcément d’entente pour que la parole puisse s’y délier. Voilà ce qui est saisissant dans le film, ce qui le distingue des documentaires de procès de génocidaires ou même de la parole de Franz Suchomel recueillie à son insu par Claude Lanzmann dans Shoah. Il faut alors prendre la mesure de l’importance du geste documentaire de Rithy Panh car les films faits avec l’absolu accord des criminels de masse ne sont pas si nombreux. Jean Hatzfeld qui a recueilli la parole de tueurs hutus du génocide des Tutsis rwandais rappelle en effet que « face à la réalité du génocide, le premier choix d’un tueur est de se taire, le second de mentir. » Pour contourner cette alternative, nous sentons bien que Rithy Panh n’a pas voulu mettre en accusation Duch. Il ne s’agit pas de se substituer à un procès, ni même de comprendre la logique d’un homme qui devient bourreau. Le propos de Rithy Panh est tout autre : comment un homme fait-il face à ses crimes ?
Si Duch est au centre de l’image, Rithy Panh n’est lui, jamais présent par la voix ou à l’image. Il est plutôt là par ses images. Il confronte Duch à un ensemble de documents : slogans (« À te garder on ne gagne rien, à t’éliminer on ne perd rien »), archives photographiques et aussi ses propres films, notamment S21, la machine de mort khmère rouge. Une tension s’opère quand nous découvrons simultanément avec Duch les images du film de Rithy Panh. Les extraits ne sont pas insérés que pour des raisons didactiques, mais aussi pour que notre regard sur ces images entre en écho avec celui de Duch. Il y a quelque chose du lent travail de l’histoire et du cinéma que de regarder un tortionnaire regarder ses anciens geôliers recréer de leur plein gré la mécanique de destruction de l’humain alors que celle-ci avait pour vocation d’être dissimulée et impunie. Rien de salvateur mais peut-être un point de départ commun dans l’instant de ce triple regard du filmeur, du spectateur et du criminel porté sur ces mêmes images. Ce qu’elles provoquent chez le bourreau, en termes de honte, d’émotion, de colère, de déni, nous ne le saurons pas vraiment. Le plus important est en fait que la confrontation ait lieu.
Duch ne joue pas l’innocent puni à tort. Il préfère aujourd’hui oublier ses crimes et promet tout de même ne pas avoir torturé de ses mains (ce qui est loin d’être vrai). Mais assez subtilement il laisse percevoir un système de défense trouble, où finalement le repentir et les excuses ont peu de place. Il laisse parfois entendre que les bourreaux et les suppliciés sont les égales victimes du régime. Lui, comme les autres, était l’instrument du parti. « Je ne pouvais plus fuir » dit-il, amoindrissant ainsi son zèle et son engagement. Selon lui, il était aussi un temps où l’idéologie permettait la torture et le meurtre. Il semble nous dire que chaque système de croyance engendre une nécessaire cruauté et que juger les Khmers rouges à l’aune du nôtre rend tout jugement très relatif.
Duch est une parole mais aussi un corps. Dans quelques séquences, Rithy Panh s’offre un contrepoint à l’espace de parole qu’il a offert à l’ancien Khmer rouge. Il le filme faire ses prières et ses exercices de santé. Un corps inoffensif de vieil homme, aux rituels presque touchants. Après être descendu dans les méandres du discours, Rithy Panh paraît rappeler que nous achoppons toujours à la surface des hommes qui sont avant tout des intériorités énigmatiques les unes pour autres ; que l’aporie est inévitable. Qui est Duch ? Le film ne prétend pas clore la question. Elle reste abyssale.