«[Le cinéma] C’est dans sa nature d’être documentaire. Mais aussi dans sa nature d’être en retard d’une guerre » avait écrit Serge Toubiana au sujet de For Ever Mozart de Godard. Rithy Panh en sait quelque chose, lui qui ne cesse de filmer l’après – l’après-khmer-rouge en l’occurrence. Rithy Panh semble nous dire que cet après-coup impose au cinéma de se racheter ou plutôt, d’assumer ce retard et d’en faire le moteur même de sa raison d’être là. Si le cinéma peut nous raconter l’Histoire, il peut aussi être le lieu d’une suture, d’une réhabilitation ou, pour employer un terme moins ampoulé et cher à Rithy Panh, d’une rencontre. Les quatre films édités ici nous le montrent, chacun à sa manière.
Ce qui frappe en premier lieu, c’est qu’on parle beaucoup dans les films de Rithy Panh. Bophana, une tragédie cambodgienne permet de comprendre l’importance de cette abondance de mots puisque y transparaît la manière dont le régime de Pol Pot a meurtri la langue. Parler, écrire étaient répréhensibles parce qu’autant de possibilités de se détourner du « grand bond en avant » voulu par le socialisme khmer, à savoir la mise en marche forcée du Cambodge où le travail physique était valorisé jusqu’à l’anéantissement. Mais ce que raconte Rithy Panh dans le livret édité en complément des films, c’est aussi la manière dont les Khmers Rouges ont manipulé la langue pour insuffler une rhétorique nouvelle, étrange bien que compréhensible pour le jeune homme qu’il était à cette époque. Le mot tuer par exemple a été systématiquement remplacé par le mot détruire. Ainsi les victimes du génocide Khmer ont officiellement été « détruites », donc réduites à l’état de chose. Les films sont donc là pour écouter et libérer une parole contrite. Dans Site 2, Rithy Panh revendique la nécessité de l’écoute pour redonner une dignité à l’autre. La voix de Yin Om, le personnage principal, guide donc le spectateur dans les dédales du camp de réfugiés de Site 2. Pour peu que nous prenions le temps de l’écouter, cette voix a des choses importantes à nous dire, notamment quand elle demande quel avenir peut attendre un pays dont les enfants n’ont jamais vu de rizières et dont le monde est délimité par des fils barbelés. Comment y enseigner le geste de planter le riz ?
Si la langue est l’outil de la terreur c’est aussi un moyen de résistance et de réhabilitation pour Rithy Panh.
Quand la parole n’en peut plus, ne peut plus raconter au passé, les gestes prennent le relais comme dans S21, La Machine de mort khmère rouge, le film le plus célèbre du réalisateur. Sous l’œil introspectif de la caméra, un ancien geôlier, comme envoûté, se met à jouer les gestes précis de sa fonction d’alors. Ce dispositif va s’imposer de lui-même au film, aux victimes et aux bourreaux qui recréent, ensemble, leurs souvenirs du camp. La caméra enregistre alors une vérité privée d’archive. Elle crée une nouvelle mémoire contre l’amnésie. Rithy Panh invente là avec ses protagonistes une nouvelle manière de dire ce que l’on tient pour indicible.
Ce que fait Rithy Panh dans S21, c’est également d’utiliser le lieu de la barbarie pour faire surgir la parole. Dans La Terre des âmes errantes, l’idée est finalement la même. Le film suit un chantier d’enfouissement d’un câble de fibre optique pour le compte d’Alcatel au Cambodge. Les conditions des ouvriers y sont terribles. À mesure qu’ils creusent la terre, ils déterrent des bombes, un os humain, le passé en somme. Et ils commencent à parler. De même Rithy Panh loge son cinéma dans les tréfonds de l’histoire du Cambodge pour éviter que l’époque khmère rouge remporte le combat en faisant régner le silence. « L’oubli de l’extermination fait partie de l’extermination » dit Godard (encore lui) dans Histoire(s) du cinéma.
Bophana est justement un film réalisé contre l’oubli et l’anonymat des victimes. Rithy Panh se sert de la forme de l’enquête pour faire du film un espace mémoriel dédié à Bophana, une victime de l’extermination. Le récent cycle consacré au cinéma et à la Shoah à la Cinémathèque Française présentait l’idée du film comme un « cénotaphe » potentiel, c’est à dire « comme tombeau d’où le corps réel des morts est absent, mais dont les rituels de représentation permettent à cette absence même une présence imaginaire ». Le film tire précisément sa beauté de cette idée. Un film pour chaque victime serait l’ambition ultime de Rithy Panh.
Un mot, enfin, pour dire que le bonus de ce coffret réside dans un livret essentiel de cinquante pages. Ce texte peut se lire entre autres comme un manifeste de cinéma documentaire, de cinéma tout court. Rithy Panh y défend une haute idée du genre, de la relation à la personne filmée. Ce texte devrait être au programme de toutes les écoles de cinéma.