Après son documentaire S21, Rithy Panh revient avec un film mêlant documentaire et fiction. À bien des égards inégal, Les Artistes du théâtre brûlé devient intéressant lorsqu’il s’attache à nouveau au thème de la mémoire liée au génocide, et fortement ennuyeux lorsqu’il centre son attention sur la troupe de théâtre et sur les acteurs qui la composent. Le constat du paysage culturel cambodgien, bien que fortement préoccupant, peine dans ce film à véritablement trouver une consistance, alors que le thème de la mémoire et de sa transmission, déjà au centre de S21, reste toujours aussi poignant.
Où se trouve aujourd’hui le Cambodge ? Telle pourrait être la question du nouveau film de Rithy Panh. Mais la réponse est en fait formulée dès les premières séquences du film. Dans l’une d’elles, une jeune fille, de dos, regarde un bâtiment moderne en construction, bâtiment qui s’avérera être un casino, puis, se retournant, voit alors une sorte d’immeuble délabré où vivent des familles dans des conditions que l’on imagine être plus que précaires. Cette jeune fille se trouve donc dans un entre-deux qui apparaît comme étant la métaphore explicite de l’état actuel de ce pays. Ces deux architectures se font face dans un champ-contrechamp : d’un côté un pays qui croit se moderniser en édifiant des lieux de loisir d’un type nouveau, à l’image de l’Occident, et de l’autre, la réalité désastreuse d’une grande partie de la population qui tente tant bien que mal de survivre. Ce champ-contrechamp réunit donc deux éléments distincts se faisant face mais possédant chacun leur cadre. L’impossibilité de réunir ces deux éléments proches dans l’espace à l’intérieur du même cadre symbolise l’impossibilité pour ce pays de former un tout homogène, de faire coexister des éléments disparates dans un même ensemble harmonieux. Le découpage en plans distincts est le signe d’une désunion profonde, alors qu’un plan unique s’appropriant la profondeur de champ permet de réunir différents ensembles considérés alors comme parties d’un tout. Chez Renoir, la fenêtre ouverte donnant sur l’extérieur, en mettant en valeur la profondeur, est l’image du bonheur retrouvé, l’union harmonieuse de l’homme et de la nature.
Mais si le film fait un constat de la situation du Cambodge, il le met en œuvre à travers l’histoire et la vie d’une troupe d’acteurs répétant dans un théâtre qui a brûlé il y a dix ans. Jamais des fonds pour le reconstruire n’ont été à ce jour débloqués, condamnant alors ces acteurs et la culture classique et traditionnelle qui est la leur à disparaître, à se voir remplacés par des loisirs considérés par ces mêmes personnes comme étant totalement insignifiants : le karaoké, le casino, des films d’une mièvrerie à peine imaginable, dans lesquels le look des actrices se doit d’être aligné sur les canons esthétiques occidentaux, transformant alors la plus jolie fille en une espèce de créature factice d’une extrême laideur. Bref, une dénonciation de la mondialisation, de l’uniformisation des cultures, et de la disparition d’un Art prétendant à être autre chose qu’un divertissement. Mais on peine à se passionner réellement pour cette troupe de théâtre, à trouver un intérêt à ces répétitions de Cyrano de Bergerac et à rire avec les protagonistes, et c’est quand le cinéaste retrouve les traces et la mémoire du passé Khmers que nous sommes alors happés.
Car dans ce Cambodge contemporain, le fantôme génocidaire est plus que jamais présent. Et si le champ-contrechamp est un symbole de discorde, la parole faisant appel à un passé douloureux dont les traces visibles ont disparu rend impossible toute véritable compréhension. En plus d’être scindé culturellement en deux, un fossé se creuse entre les survivants du génocide et la nouvelle génération qui n’a pas connu cette horreur. Une des survivantes dit à un moment que les plus jeunes ne réalisent pas à quel point ils ont pu souffrir, qu’ils ne croient pas que cela ait pu être si horrible. Car comment transmettre cette expérience ? Dans son film précédent, le documentaire S21 sur le génocide khmer, Rithy Panh nous montrait des séquences totalement hallucinantes. Des anciens gardiens et tortionnaires khmers revenaient dans les camps où ils avaient officié en vue de reconstituer pour les besoins du film ce qui était à cette époque leur quotidien, refaisant les mêmes gestes, gueulant littéralement les mêmes phrases. Jamais reconstitution n’avait été si effrayante… Il s’agit donc de revenir sur les lieux de l’horreur, de constater que ce qui a été a pratiquement totalement disparu, et essayer alors, par la parole, de faire ressurgir les fantômes. De là se crée un fossé infranchissable entre ceux qui ont vécu l’horreur et ceux qui ne peuvent de toute façon imaginer ce qu’était véritablement cette horreur. Dans une scène du Théâtre brûlé, cette même survivante raconte le quotidien d’un prisonnier, face à une maquette d’un village dont elle déplace les différents éléments. En agissant ainsi, c’est comme si elle rendait explicite l’impuissance qu’a la parole à rendre compte précisément : en déplaçant les différentes pièces de cette maquette, c’est comme si elle jouait avec, comme si cette reconstitution était vouée à être manipulée, comme s’il était impossible d’avoir de toute façon une quelconque image à même de faire comprendre aux nouvelles générations l’horreur passée. C’est l’impossibilité d’une reconstitution qui est ainsi manifeste et la parole, malgré ses limites, apparaît alors comme le seul moyen de transmettre. Après cette description de l’horreur quotidienne des camps, cette même dame en vient à parler de son histoire personnelle, c’est-à-dire de sa vie amoureuse, de l’homme qu’elle aimait avant que les Khmers ne les séparent et qu’il disparaisse. Alors qu’elle était avant en voix in, en prise direct, cette histoire personnelle, pourtant dans la continuité du récit précédent, est racontée en voix off, alors que cette dame apparaît silencieuse à l’image et qu’une musique vient accentuer l’aspect dramatique d’une histoire qui n’est plus collective mais bien personnelle. En utilisant la voix off et en introduisant la musique, Panh fait basculer cette histoire dans un domaine lyrique et tragique, se l’appropriant et ouvrant des pistes pour la construction d’un récit fictif traditionnel. Extrapolant un témoignage authentique, Panh nous fait comprendre que chaque histoire peut devenir la base d’un récit, d’un film de fiction aux enjeux dramatiques.
Mais si harmonie il y a dans ce film, c’est à Rithy Panh qu’on la doit. Le cinéaste a réussi comme rarement à mélanger documentaire et fiction, à reconstituer des scènes tout en laissant la place au témoignage, ne brimant pas la parole et ceux qui en font usage, réorganisant des séquences autour d’un découpage classique ou se confrontant directement au réel, à la réalité même de son pays, dans ce qu’elle a de plus dur. En réunissant les différents protagonistes, Rithy Panh a pu écrire un scénario qui laisse une grande part à ce que ces hommes et femmes portent en eux, tout en réfléchissant à la meilleure façon de trouver une cohérence et d’organiser la somme de ces témoignages en un tout homogène. Mais le peu d’intérêt que l’on peut porter à certaines séquences nuit à ce grand écart entre documentaire et fiction, et crée un déséquilibre entre une attention extrême et un certain ennui.