« Toute force doit s’exercer aux yeux du monde » énonce l’un des narrateurs du nouveau film de Rithy Panh, en commentant des archives de bombardements : au-delà des invraisemblables raisons guidant le massacre d’individus, la guerre trouverait sa raison d’être dans le spectacle visuel qu’elle organise, et la terrible puissance qui se dégage des images de dévastation. C’est le point de départ d’Irradiés : le mal produit une lumière imprimant la rétine (celle des nuages en champignons créés par les bombardements atomiques, motif récurrent du film). Cette lumière peut s’avérer euphorisante, comme pour ces aviateurs américains qui, dans une archive sonore, se félicitent du tableau infernal qu’ils viennent de créer, ou dévorer l’esprit de ses victimes, à l’instar de celui du cinéaste. En témoigne la présence d’un fantôme aux yeux brûlés que le cinéaste filme comme une figuration de sa propre expérience de témoin et victime des crimes des Khmers Rouge. Les images de cette silhouette s’insinuent au cœur d’un montage d’archives qui récapitule la plupart des grands massacres du XXe siècle, rendant compte d’une certaine globalisation de l’horreur. Par-là, Rithy Panh lie son sort à celui de tous ceux qui ont été exposés à ces crimes toujours plus grands. L’irradiation du titre désigne ainsi autant la meurtrissure des victimes que le pouvoir de sidération de cette lumière mortifère à laquelle le spectateur est à son tour confronté.
Le montage organise une démonstration de force par l’entremise d’un dispositif structuré par une symétrie martiale : une narration à deux voix (un homme, une femme) qui se répondent, une musique et des bruitages omniprésents rythmant l’enchaînement des plans, et surtout ce dispositif en split screen tenu tout le long. Le film prend en effet la forme d’une bande composée de trois images, démultipliant souvent le même plan ou mettant en écho des différences qui trouvent dans cet écrin une certaine harmonie géométrique. C’est le mouvement interne aux images qui les fait se joindre entre elles, tels ces plans filmés depuis l’intérieur d’un train permettant de raccorder des paysans cambodgiens à une foule d’allemands exultant au passage du Führer. Les mouvements de la lumière, les tourbillons, les scintillements, et naturellement les gigantesques explosions préalablement évoquées, donnent au film sa vitesse. L’énergie électrisante qui s’en dégage trouve comme contrepoint le déplacement lent et difficile des corps ravagés à la démarche universellement empêchée. Ce découpage proche de l’installation muséale ramène le spectateur à une perception très formelle, le mettant face à des visions lumineuses frayant avec l’abstraction. Car ce triplement de la lumière et des mouvements brouille sciemment notre perception : incapable de raisonner d’un seul regard cet amoncellement d’images d’une grande violence, on ne peut que contempler leur terrifiante beauté et subir leur implacable crudité.
Il y a indubitablement quelque chose de l’ordre de « l’attraction », au sens premier du terme, qui se produit, le film prenant l’apparence d’un cheminement lumineux nous entraînant au plus profond des abysses de l’expérience humaine. Par un effet de suspension dans le vide, provoquant un très désagréable vertige, l’horreur de ce voyage culmine dans des images de charniers – des cadavres que l’on déplace à l’aide de tractopelles –, montrées cette fois-ci en plein écran et sans aucun son. Si le film impressionne par sa mise en œuvre, cette expérience pénible visant à éprouver notre sensibilité face aux massacres se prolonge peut-être au-delà d’un point limite, avec l’écœurement pour seul horizon. Elle pourrait même paraître un peu démonstrative sans le segment testamentaire d’une grande beauté, portant l’idée que ces images traumatiques peuvent être apaisée par la fabrication de leurs négatifs, autrement plus doux et moins spectaculaires. L’entreprise de Rithy Panh est alors résumée par la citation qu’il fait d’une séquence de Chronique d’un été de Jean Rouch : un lent travelling dans la douceur d’un été parisien accompagnant la démarche légère de Marceline Loridan-Ivens qui, en off, raconte son expérience des camps de concentration.