Sous ce joli titre énigmatique se cache une histoire emplie de tristesse : la condition des prostituées de Phnom Penh, au Cambodge, petites femmes-enfants emprisonnées dans une vie sans lumière et sans espoir. Délaissant pour un temps la description minutieuse des horreurs du génocide khmer rouge qui l’ont rendu célèbre (S21, la machine de mort khmère rouge, notamment), Rithy Panh signe un documentaire grave et brutalement subjectif, à l’esthétique très soignée.
Elles ont entre 15 et 40 ans, mais aucune ne paraît vraiment sortie de l’adolescence. L’histoire de chacune fait froid dans le dos : vendues par leur famille à une mère maquerelle, enfermées dans un bordel dès leur puberté, ces toutes jeunes femmes ne connaissent de l’existence que le trottoir, où chaque nuit elles partent faire leurs passes. Surveillées et exploitées jusqu’à la moelle, elles voient à peine la couleur de l’argent gagné, s’endettant même pour pouvoir fumer la drogue locale qui leur fera oublier — si peu ! — leur envie de mourir. Parfois mariées à des hommes qui les battent, parfois filles-mères, soumises à des clients dangereux et brutaux, victimes d’avortements ratés, du SIDA ou autres maladies sexuellement transmissibles, ces femmes connaissent l’enfer de près : car l’enfer, c’est leur vie.
« Le papier ne peut pas envelopper la braise » : derrière cette expression d’une des prostituées se cache un destin d’un pessimisme troublant. Quoi qu’elles fassent, vers où qu’elles se tournent, ces jeunes femmes n’ont pas l’once d’un espoir de changer d’existence un jour ou l’autre : car leur fragilité se brûlerait au contact des forces qui les contrôlent. La noirceur des sujets traités par Rithy Panh, réalisateur cambodgien vivant en France, est bien connue. Lui-même rescapé des camps de la mort khmers rouges, le documentariste consacre aujourd’hui sa carrière à son pays d’origine, avec une honnêteté et une audace sans faille, qui lui permit ainsi d’oser, avec S21 (2004), faire se confronter bourreaux et victimes du génocide khmer. Dans ce nouveau film, la méthode semble d’abord inchangée : le documentariste n’intervient jamais dans le film, ni par des commentaires, ni par des questions ; il laisse parler ses personnages, ou filme longuement leurs visages, leurs expressions. Mais cette apparente neutralité, cette froideur épurée n’est pas le signe d’une quelconque objectivité. Le cœur du documentariste, et le nôtre avec lui, est du côté de ces femmes victimisées. On ne verra jamais d’autres personnages, sauf leur rabatteur, presque aussi malheureux qu’elles : la mère maquerelle, les clients, la famille n’existent que dans leurs propos.
La méthode Rithy Panh, c’est d’abord un grand respect pour son sujet. Pendant deux ans, le documentariste a vécu auprès des prostituées, apprenant à les comprendre tout en les laissant s’habituer à lui. Le résultat est surprenant : on se sent presque honteux d’être continuellement étonné par ces femmes parfaitement conscientes de la fatalité de leur destin, ayant intelligemment réfléchi sur ce qui les a poussées sur le trottoir des rues de Phnom Penh. Il y a bien sûr aussi une part de manipulation réciproque dans le film : bien que le documentariste n’intervienne jamais personnellement, sa présence est sensible. Rithy Panh racontait ainsi comment il avait soumis aux personnages des moyens pour expliquer ce qu’ils avaient à dire : ainsi les poupées qu’utilise le rabatteur pour décrire le système de la prostitution avaient été fournies par le documentariste. Mais au-delà de ces interventions purement « techniques », la façon dont les prostituées prennent en main le film, se posant mutuellement des questions, simulant parfois des disputes, montre bien que ce sont elles qui décident de la direction que va prendre le documentaire. Quant à la réalité, elle est faite de tous ces éléments épars, entre moments de vie saisis au vol et mise en scène parfaitement huilée, et surtout dans le mélange des deux, comme dans cette jolie séquence où une prostituée appelle son enfant, à qui elle tourne le dos, à travers un miroir…
Ainsi, à l’inverse de son avant-dernier film, S21, la machine de guerre khmère rouge, plus brut, le réalisateur est subtilement présent à l’écran, dans ses choix de mise en scène comme dans les figures de style dont il parsème sa narration. En se plaçant du point de vue de ces « filles perdues », pour employer une expression à l’ambiguïté héritée d’une longue tradition phallocrate, Rithy Panh court le risque d’atténuer la force de son récit, tant les prostituées cherchent à minimiser, voire à justifier leur calvaire. L’une raconte qu’elle mérite ce qui lui arrive, puisque, introduite par sa meilleure amie dans le monde de la prostitution à grand renfort de mensonges divers, elle en a usé de même avec sa sœur. Par appât d’un gain dérisoire ? Parce que la misère dans laquelle elles vivaient était telle que tout était justifié pour en sortir ? Là n’est pas la question : lorsqu’il parcourt le corps épouvantablement supplicié par la maladie de la jeune sœur (atteinte du SIDA), le réalisateur atteint au pathos suprême, un pathos pourtant nécessaire pour rappeler que quelque distanciées qu’elles soient vis-à-vis de leur calvaire, ces prostituées sont des victimes.
À plusieurs reprises, le réalisateur construit un parallèle entre ces femmes-objets et les animaux qui les entourent. Le film se terminant, la dernière à être restée libère des oiseaux d’une cage. Le doute s’installe sur ces ultimes images : eut-il mieux valu que les oiseaux restent emprisonnés, si c’était la sécurité pour eux ? D’une abjecte servitude, ou d’une indépendance le plus souvent synonyme de mort, que faut-il préférer ? Le film n’apporte pas de réponse, sans doute parce qu’il n’y en a pas. Et c’est sans doute le plus terrible constat d’un film humain et bouleversant.