En 1958, René Clément réalisait l’adaptation d’Un barrage contre le Pacifique, roman préféré de son auteur, Marguerite Duras. D’inspiration autobiographique, le livre est une œuvre matricielle qui intègre témoignage documentaire et invention fictionnelle. Cinquante années après cette première transposition cinématographique, qui de plus légitime que Rithy Panh, le cinéaste cambodgien marieur des genres, pour s’essayer à l’art abscons de l’adaptation (conserver, embaumer, renoncer, transformer, et inventer) ?
Ce n’est pas le Pacifique, mais la mer de Chine qui vient inonder les terres du Golfe du Siam. Il y a la mère azimutée et en colère (Isabelle Huppert), Joseph, le fils jamais immobile, (Gaspard Ulliel) et Suzanne la cadette, alanguie et sémillante à la fois (Astrid Bergès-Frisbey). Ces gens de la rizière sont des colons désargentés et isolés dans leur bungalow misérable, cerné de plaines incultivables. La mère se bat, lutte, s’acharne, contre l’anéantissement d’un environnement, d’une époque, et d’un idéal ; tandis que le frère et la sœur, au zénith de leur jeunesse, pressentent l’envol futur. Le roman comme le long-métrage décrivent sur quelques mois la résolution inexorable de cette situation initiale. Et chacun avec grâce et sagacité.
Pour une fois le public ne se plaindra pas d’une adaptation infidèle. Après avoir convoqué l’Histoire et ses fantômes (S21 la machine de mort khmère rouge), Rithy Panh, connu pour ses documentaires non conventionnels (Les Artistes du théâtre brûlé, Le papier ne peut envelopper la braise), réalise paradoxalement une fiction classique, voire sage. Pas de détournement ni d’interprétation abusive mais la transposition vertueuse d’une œuvre auscultée avec minutie. Le point de vue du cinéaste cambodgien s’intègre subtilement à celui de Duras : ils communient. On ne s’étonnera donc pas de retrouver des fragments de dialogues laissés intacts (« Même les crabes ils sont contre nous »), libres de surgir dans les scènes du film indépendamment de leurs places dans le roman, comme les diamants purs d’un texte mué en images et sons.
Ainsi l’intelligence de cette adaptation réside dans la compréhension intime de l’œuvre dont elle est issue. Ce qui permet au scénariste Michel Fessler de dire : « Les livres de Marguerite Duras sont des livres sonores. » Il est de notoriété historique que la grande dame de la littérature ne tarit pas d’accointances avec le 7ème art – Hiroshima mon amour (scénariste), Moderato Cantabile (scénariste), India Song (scénariste et réalisatrice), pour n’en citer que trois. Il en revenait donc à Rithy Panh de se reposer sur l’essence du cinéma et d’en exalter les pouvoirs magnétiques.
C’est la Nature et son territoire qui occupent une place centrale en terme de traitement de l’image et du son. Alors que les images transpirent la moiteur de la mousson, le travail du son offre des modulations incroyables provenant de la faune des rizières, bien loin des chants de grillons en boîtes coutumiers des films tropicaux.
Cette plénitude de la Nature c’est la grande réussite technique et poétique du film. Un travail sensoriel, une alliance entre l’extérieur et l’intérieur à l’instar de la maison locale sans fenêtre, une Nature sauvage qui odore jusqu’à la salle de cinéma et qui vient physiquement toucher le spectateur.
Par ailleurs, une nouveauté pour le cinéaste et un atout considérable de son Barrage contre le Pacifique repose sur son casting. Si dans le livre le personnage le plus exploré intérieurement est Suzanne, la benjamine, dans le film c’est davantage la mère, sous les traits de la souveraine Isabelle Huppert, qui polarise l’action. Secondée par un Gaspard Ulliel parfait dans l’incarnation sanguine de Joseph, la mère et Joseph sont des personnages compris et conquis par deux acteurs charismatiques. Choix fondé que d’accorder la réplique à une comédienne débutante (Astrid Bergès-Frisbey) pourvue de l’éclat caractéristique du personnage de Suzanne. Son visage anonyme permet également plus facilement d’accepter l’identification à Marguerite Duras en pleine fleur de l’âge.
Enfin, ce que le film n’a pas à envier au roman c’est la force symbolique du récit. La transcendance de la réalité est ce qui anime Rithy Panh, et on sera peut-être frappé par la présence – que l’on pourrait juger discrète pour un tel réalisateur –, du discours anticolonialiste. Encore une fois, tout est une question de mesure : le film n’en dit pas plus sur le paradoxe colonial que le livre. Y voir une défaillance serait se figurer un autre film et une autre histoire.
Celle qui nous est contée là s’ouvre avec force et simplicité : les mollets immergés, la mère constate impuissante qu’un barrage a cédé.
Panh, colonisé par le livre de Duras, construit un film hommage dont le tournage s’est déroulé à l’emplacement même de la concession de Madame Donnadieu (mère de Marguerite Duras), où il existe de nos jours un barrage sur lequel rampent de petits crabes.