Après son face-à-face avec le bourreau d’un peuple (Duch, le maitre des forges de l’enfer, 2011), Rithy Panh parle encore davantage à la première personne dans L’Image manquante, où il dit tout simplement «je». L’auteur de S21, la machine de mort khmère rouge (2002) a toujours noué une relation très personnelle avec son travail autour de la mémoire du Cambodge, mais, tout en se situant dans la cohérence de son œuvre, ce dernier film relie comme jamais l’histoire nationale au temps de la terreur des Khmers rouges à celle de sa famille et la sienne propre. Rithy Panh ne s’est jamais autant raconté tout en continuant à narrer la tragédie d’un pays. L’amorce du film et son titre renvoient au Sommeil d’or de Davy Chou, où il est question de la nature iconoclaste du régime khmer rouge qui a créé un presque complet angle mort cinématographique en détruisant méthodiquement les bobines. Les premiers plans présentent ici de la pellicule amassée, croupissante, puis fait défiler un photogramme avant de le matérialiser, telle une image survivante : un film musical et dansé fait de mille couleurs. L’enfance d’un cinéma dynamique – le film de Davy Chou nous le dit bien – dans les années 1960 et au début des années 1970 fut fauchée par le vent de l’histoire, il en est de même pour la jeunesse de Rithy Panh dont il dresse ici le récit, et qu’il compare à une image perdue. L’Image manquante est un travail de recomposition et reconstitution, par la parole (le cinéaste lui-même en voix-off) et un dispositif consistant en des tableaux mettant en scène des figurines en terre cuite dans des décors. L’aspect figé des corps et des visages de ces figurines disent avec force et simplicité la sidération vécue par un peuple lors de la prise du pouvoir des Khmers rouges en 1975, notamment la déportation intégrale des habitants de la capitale Phnom Penh puisque l’idéologie du régime fit de la ville une impureté qu’il fallait détruire. De même que l’individu – le fait de posséder une casserole était la marque d’un individualisme à éradiquer ; la propriété devait se limiter à une cuillère et un uniforme noir. C’est l’Angkar qui gouverne, terme que l’on traduit par «l’organisation», à la fois personne, tous et chacun.
L’Image manquante fait donc dialoguer histoire collective et individuelle – Rithy Pahn, alors adolescent, perd ses deux parents dans les événements –, la mise en scène des figurines et celle du régime par le biais d’images de propagande. Ce travail permet d’une part de formuler des images qui n’existent pas, d’autre part, il intègre une relecture des archives glorifiant l’édification de cette révolution intégrale, lesquelles portent les traces de la souffrance. Cette démarche renvoie au savoir voir et au retournement des images obéissantes contre leur commanditaires, que l’on retrouve, d’une façon plus radicale et percutante, dans le cinéma d’Andrei Ujica (L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu) et Harun Farocki, particulièrement dans En sursis (2007) à partir des extraits d’un film présentant le camp de concentration de Westerbork comme un havre idyllique. Touchant et prenant par son récit, L’Image manquante accède à une dimension supplémentaire par cette réflexion limpide sur le statut des images et ce qu’elles peuvent receler d’horreur, malgré elles. Aussi Rithy Panh déconstruit la perspective totalitaire du régime en le rendant à l’état d’un pays entré dans la plus terrible des fictions, où les individus sont réduits à l’état de figurants, à l’image de la fixité tragique des personnages de terre cuite. L’image manquante s’ouvre et se clôt par des vagues qui viennent heurter la caméra, représentation de ce que poursuit Rithy Panh dans son cinéma : le flux et le reflux de la mémoire, et la lutte contre l’oubli. Nous avions relevé la grande médiocrité des documentaires présentés l’an dernier, il est donc à noter que si la quantité est plus réduite, la qualité semble de mise pour cette édition. En effet, la programmation propose ce dimanche une étrange rencontre entre le film de Rithy Panh et Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann, autre cinéaste de l’image manquante, mais s’interdisant – ayant fait de cela un dogme – quant à lui tout recours à des archives, qui ne peuvent dire toute l’horreur de la Shoah.