Grâce aux Éditions Montparnasse, l’insoutenable plan frontal de près de deux heures sur l’un des plus célèbres tortionnaires que le XXe siècle ait connu est à présent disponible en DVD, accompagné d’une fiction admirable Gibier d’élevage. Bien peu furent ceux, lors de sa sortie en salle en janvier 2012, qui remarquèrent que Rithy Panh avait choisi le même moment pour publier un livre, L’Élimination, prix Joseph Kessel 2012, qui forme comme le pendant écrit et intime à Duch, film dont sont absents la voix, le corps et le visage de Rithy Panh. L’écrit à Panh, l’image à Duch : le temps est venu de questionner les raisons profondes de cette répartition afin de mettre au jour, par une compréhension croisée, un dispositif filmique d’une rare puissance par lequel un homme en force un autre à retrouver ses images.
La notion d’unité, présupposé fondamental de notre appréhension ordinaire des œuvres, ne nous donne que peu de prise sur le cinéma de Rithy Panh. Cet homme ne fait pas des films clos sur eux-mêmes mais continue, année après année, le seul qui soit concevable dans la situation qui est la sienne. Rithy Panh relève de cette figure de cinéaste parcourue de part en part, jusqu’à la dépossession de soi, par un seul et même élan qui déborde sur la vie. Certains l’appellent cinéma, d’autres encore histoire. Rithy Panh le nomme bien souvent « connaissance » et ce mot prend tout son sens lorsqu’on l’oppose à la parole d’un dialecticien comme Duch. Ce processus de connaissance, qu’il s’attache à cerner comment de brillant professeur on devient tortionnaire ou qu’il trace une ligne de partage entre ce que l’on doit à Duch et ce qui relève du pur fonctionnement administratif du centre de torture (le « S21 »), n’a jamais rien de serein : « dans mon cas, écrit Panh dans L’Élimination, c’est un chagrin sans fin ; images ineffaçables, gestes impossibles désormais, silences qui me poursuivent. » Le revers de cette connaissance pour le cinéaste, c’est donc une vision qui ne connaît pas le repos, une succession sans fin d’idées et de souvenirs, une pensée rivée à ses propres images. Rithy Panh est la figure même du voyant, c’est-à-dire d’un être épuisé par des images dont il ne maîtrise plus le flux mais dont il reste néanmoins l’infatigable porteur. Ces réminiscences harceleuses, quand ce ne sont pas ses films qui nous les donnent, ce sont ses écrits qui nous les décrivent : « je vois mes sœurs, mon grand frère et sa guitare, mon beau-frère, mes parents. Tous morts. Leurs visages sont des talismans. Je vois encore mes neveux et ma nièce, affamés (…). »
« Je vois » répète Rithy Panh ; video disaient les latins : film et pensée par images, c’est tout un. Et si nous nous autorisons à imaginer ce qu’est l’homme pour une fois, c’est que son film ne fait que nous parler de la différence qui peut le séparer d’un autre. Cette différence, puisqu’elle est de pensée, et parce qu’il n’y a « pas de pensée sans images » comme le dit l’adage, ne peut être qu’une affaire d’images. Ce film terrible a pris naissance dans un lieu désert, un centre vide créé spontanément par la différence fondamentale qui sépare la victime du bourreau, l’orphelin d’un régime de meurtriers du tortionnaire qui en a ordonné au quotidien la systématicité. Si l’on doit rechercher un fondement et une origine à Duch, il est dans l’abîme insondable qui sépare un homme, Rithy Panh, tyrannisé depuis des décennies par les mêmes images mentales, d’un autre, Duch qui dit dans le film ne pas se souvenir du visage d’une de ses anciennes suppliciées qu’il regarde en photographie : « j’ai tout oublié ! Je ne me souviens plus de ces photos ! » s’exclame Duch. Duch est donc le nom d’une absence de mémoire. Mais pas seulement. Il est aussi la figure, et c’est le livre qui nous l’apprend, d’un homme qui ne rêve pas : « À Duch aussi, je demande s’il cauchemarde, la nuit, d’avoir fait électrocuter, frapper avec des câbles électriques, planter des aiguilles sous les ongles, d’avoir fait manger des excréments, d’avoir consigné des aveux qui ne sont des mensonges, d’avoir fait égorger ces femmes et ces hommes, les yeux bandés au bord de la fosse, dans le grondement du groupe électrogène (…). Duch a semblé surpris par ma question. Il a réfléchi, et m’a simplement dit : “Des rêves ? Non, jamais.” » Voilà la différence insondable, gigantesque, béante comme une plaie de l’humain dont on se demande toujours quelle est la cause : d’un côté d’une table, un homme cauchemarde depuis des décennies à ce dont il ne peut rien ; de l’autre, lui faisant face, un autre homme n’a pas le moindre rêve ou la moindre image intime pour les sacrifiés de ses propres horreurs. Duch est l’effarante réalité d’un homme sans images.
Peut-être comprenons-nous mieux, grâce à cette lecture croisée, pourquoi Rithy Panh prend soin de placer un nombre impressionnant d’images sous les yeux de Duch (agrandissements photographiques et vidéos sur support informatique). Cette distinction existentielle entre un homme qui n’en finit pas de voir et un autre qui en est incapable est ce qui donne donc tout son sens à la structure du film. Le dispositif filmique, de confronter Duch aux photographies de ses propres horreurs, repose sur la volonté de Panh de forcer cet homme à retrouver ses rêves et ses souvenirs. À la question que formulait Guillaume Morel dans son article de janvier, « comment un homme fait-il face à ses crimes ? », il est désormais possible, avec Rithy Panh, de répondre : par l’image. C’est la puissance même du film qui est révélée ici dans son principe. Car s’il est une chose bouleversante dans ce film, ce n’est pas le fait même de la confession d’un des plus célèbres sanguinaires de l’histoire du sang. Ce n’est pas non plus que, par instants, être en présence de la parole et du corps d’un tortionnaire notoire puisse à la longue nous le rendre sympathique (lorsque Duch, par exemple, fait sa petite gymnastique matinale). Ce qui émeut aux larmes, c’est qu’un des deux hommes puisse avoir eu le besoin plus que l’idée de franchir l’océan de larmes et de sang qui le sépare de l’autre, avec l’espoir de faire renaître en lui de simples images.
« Filmer leurs silences, leurs visages, leurs gestes : c’est ma méthode. Je ne fabrique pas l’événement. Je crée des situations pour que les anciens Khmers rouges pensent à leurs actes. » Cette restitution des images fait-il pour autant de Rithy Panh une figure de rédempteur ? Il est fort douteux que le cinéaste œuvre pour racheter les péchés : s’il libère la parole de Duch, si celui-ci avoue de temps à autre et demande pardon pour quelques-uns de ses crimes de l’époque, Rithy Panh n’est pas dupe des talents de sophiste de celui qu’il questionne : « Duch croit que la rédemption s’achète avec des mots. » Au maître des mots, au « langage de tuerie » de l’organisation khmère rouge, parce que le sens d’un mot peut être dévoyé et un terme remplacé, le cinéaste, maître du visible, oppose l’image, la puissance de conviction qui la traverse lorsqu’on la transforme en archive : « les images feront l’histoire, elles diront au monde ce qu’ont fait les coupables, elles diront l’arrogance, la rigidité, les mensonges, la méthode, la ruse – pensez à Nuremberg ! Souvenez-vous du dirigeant nazi qui se lève et répond mécaniquement “Nein”, avant de se rasseoir : une telle séquence vaut toutes les analyses. Il y a une pédagogie et une universalité de l’image. » C’est pourquoi, pas un seul instant, Panh n’excuse ni ne sauve Duch : il l’enregistre.
Comme Si c’est un homme de Primo Levi, comme La Maison des morts de Dostoïevski et comme très récemment L’Élimination de Rithy Panh, comme tous ces livres qu’on ne peut, par conscience, se résoudre à fermer, il est des films qui ne finiront jamais. Tant que l’homme qui les pousse vers le réel n’est pas mort, sur le chevet de notre pensée, ces films restent ouverts. Et lorsque les cinéastes qui les ont portés leur vie durant comme une malédiction disparaissent, ces films circulent encore entre eux et s’accrochent inexorablement aux faits du passé. Jadis pétris dans ses aspérités, avec eux, ils emportent le réel. Duch, le maître des forges de l’enfer ne nous dit pas seulement Duch. Il ne se contente même pas de converser en secret avec L’Élimination, son frère de papier. Duch entre en résonance avec S21, Bophana, Shoah, Nuit et brouillard, Hannah Arendt et le flot d’inconnus ensevelis pour lesquels il reste encore à inventer une mémoire. Ce tissu particulier d’images et de paroles, qui dure bien au-delà des recherches formelles et des chefs-d’œuvre de divertissement, c’est l’éternel babil des horreurs.