Après plusieurs documentaires sur le massacre des Khmers rouges au Cambodge, dont deux de référence (S21, la machine de mort khmère rouge en 2002 et Duch, le maître des forges de l’enfer, 2011), Rithy Panh revient à son sujet fétiche par la petite porte. Si son cinéma s’est toujours méfié du spectaculaire – sur un sujet que l’on sait peu propice au pathos –, il atteint peut-être avec L’Image manquante le paroxysme de la pudeur. Sur le papier, cette histoire de remémoration des kolkhozes n’est pas vraiment neuve, et son procédé, reconstitution en playmobils de terre cuite saupoudrée d’une voix-off des plus somnifères, n’avait a priori rien pour rassurer non plus. Pourtant, confiné dans l’étroitesse de son formatage TV, c’est bien par le biais de ces figurines que Rithy Panh trouve une fois encore matière à combler les trous du passé : car de biais, il est question depuis toujours dans cette œuvre dont la valeur testimoniale doit tout à l’absence d’images dans son pays. Détour par la reconstitution des crimes du génocide dans S21, par la confidence des prostitués et leurs dessins dans Le papier ne peut pas envelopper la braise, détour enfin par le témoignage face-caméra d’un chef du génocide dans l’attente de son procès (Duch). Or, si L’Image manquante remonte à l’enfance du cinéaste, c’est moins pour authentifier la validité de ses souvenirs personnels que pour redonner corps – si petits soient-ils – à des figures et des images détruites. À la réflexion, on pourrait dire que le cinéma documentaire de Rithy Panh consiste, au moins depuis S21, à réécrire librement les chapitres d’une histoire dont tout le monde connaît l’épilogue, mais qu’un autodafé a incendié de la première à l’avant-dernière page. Cet incendie, c’est bien sûr la politique d’éradication des Khmers rouges, dont furent victimes, outre deux millions de dissidents présumés, toutes les archives cinématographiques du patrimoine cambodgien ; la dernière page, c’est le résultat désastreux de quatre ans de destruction d’une culture ; et cette histoire, c’est celle d’un peuple sans images que le cinéaste entame, ici, pour la première fois par la fin.
Le peuple manquant
Le film commence par une vague qui frappe trois fois l’œil de la caméra. Comme le ressac d’un souvenir obsédant, l’image résiste doublement : elle résiste d’abord à la progression du récit – qui bugge littéralement dessus, comme un disque rayé –, et submergeant la lentille, résiste aussi à la lisibilité. Le souvenir indéchiffrable de Rithy Panh, comme l’histoire sans preuves du peuple cambodgien, est le lieu commun d’un blocage. C’est pourquoi le « je » de la voix-off, une première chez le cinéaste, déborde du petit périmètre du « moi ». Comme il le dit au mitan du film – « prenons un enfant, et disons que cet enfant, c’est moi » –, et comme il le rappelle en rapportant le discours de son père, si cette première personne vaut pour lui, alors elle doit valoir pour tous les autres. Et pour cause, dans un univers où chacun porte un uniforme noir et ne possède qu’une cuillère, l’individu, ennemi n°1 du telos collectiviste, s’évapore contre son gré dans une communauté de dénuement. Si l’image manquante désigne bien celle de son enfance, écrabouillée par les exodes, les spoliations et le travail forcé, c’est parce qu’entre 1975 et 1979, le destin d’un enfant au Cambodge était exactement le même que celui des autres. Si bien qu’en employant la langue universel des enfants – la miniature – le Rithy Panh adulte noue le trauma de tous à son propre passé, remodelant pour lui et ses semblables une image à main nue.
La boucle est bouclée
Comme chacun sait, miniaturiser, ce n’est pas seulement reproduire en plus petit ; c’est édifier un monde de ses propres mains, façonner le souvenir dans ses moindres détails : or, par un effet loupe, la petitesse entraîne l’œil à s’arrêter sur la précision de chaque élément, et à recenser un à un les morceaux qui constituent le tout. C’est par ce biais maquettiste que l’autobiographie dévale peu à peu la pente de l’analyse. En fabriquant minutieusement les poupées, Rithy Panh se livre à l’apprivoisement de son propre mal ; un mal dont la coexistence avec le jeu d’enfant recèle un dessein subtilement inédit : mouler les stigmates de l’horreur et de la misère, déjà trop vus ailleurs, sur la rondeur familière d’un joujou. Cela dit, pour apprécier un programme si ténu à sa juste valeur, il faut peut-être préciser que Rithy Panh fait partie de cette classe de cinéastes chez qui l’originalité n’est jamais tapageuse. Même sous le classicisme ouaté d’un petit documentaire de télévision – récompensé, cela dit, du Prix du Jury « Un certain regard » au festival de Cannes 2013 –, il faut toujours scruter ce qui, dans un basculement délicat, trame le motif qu’un spectateur trop distrait pourrait ne pas voir dans le tapi. Tendre par exemple l’oreille pour entendre l’enfant, dans la voix d’un narrateur adulte, condamner la vanité du beau-parleur qu’il est devenu. Sans quoi, impossible de deviner que ce « je », outre le refuge d’une expression multiple, était peut-être le terrain d’une réconciliation difficile entre le « moi » endeuillé du petit garçon, et la carrière de cinéaste important qu’il a bâtit sur cette expérience. Et qui ferait peut-être de L’Image manquante le point final d’un épisode avec lequel beaucoup, au Cambodge, seraient d’avis d’en rester là. Voir Rithy Panh dériver complètement – son dernier documentaire, déjà passé sur France 3, revient sur le colonialisme français en Indochine – n’a donc rien d’étonnant, à présent que les pages de cette histoire terrible ont été réécrites.