Sorti entre Lost Highway et Mulholland Drive, Une histoire vraie constitue en apparence une anomalie dans l’œuvre de David Lynch. Abandonnant temporairement les mondes cauchemardesques qu’il explore depuis ses débuts, le cinéaste aborde ici l’imaginaire élégiaque de l’americana et du Midwest, sans l’ironie et le second degré à l’œuvre dans Blue Velvet ou Twin Peaks. Si le pitch évoque lointainement la bizarrerie de ses précédents longs-métrages (le voyage en tracteur d’Alvin Straight, 73 ans, décidé à aller au chevet de son frère malade dans le Wisconsin), le film, coécrit par la monteuse du cinéaste, Mary Sweeney, doit sa beauté à un mélange inattendu de douceur et de lyrisme, mais aussi à la manière dont il annonce, vingt ans avant Twin Peaks : The Return, le tournant crépusculaire d’un cinéaste obsédé par le vieillissement et la disparition. Richard Farnsworth, l’interprète d’Alvin, était mourant lors du tournage ; rongé par le cancer, il s’est suicidé un an après la sortie du film. L’anecdote en évoque une autre, celle de la mort de Catherine E. Coulson, l’inoubliable interprète de la Log Lady de Twin Peaks, dont la maladie et la disparition ont été intégrées à la diégèse de la saison 3 en 2017. Dans les deux cas, la spectralité latente qui hantait déjà les films précédents de Lynch trouve une incarnation littérale, dénuée de la fascination romantique dont bénéficiait le personnage de Laura Palmer, fantôme figé dans l’image éternelle d’une jeunesse v(i)olée. Au contraire, le cinéaste traque moins ici la mort au travail qu’il ne cale son pas sur celui d’un corps vieillissant. Avec tact, le film progresse au rythme d’Alvin, tout comme la belle musique d’Angelo Badalamenti, dont les boucles de violons rêches reproduisent le son répétitif des essieux enfilant les kilomètres.
I am the cosmos
Au moment de passer le pont du Mississippi qui sépare l’Iowa du Wisconsin, Alvin est pris d’une angoisse que souligne un bourdonnement discret ; par l’entremise d’un fondu enchaîné, le personnage quitte alors le fleuve pour atteindre un cimetière où il trouve refuge. Située à la fin du film, cette courte scène signale le double sens du récit : plus qu’un road movie tranquille prenant le contrepied de la fureur de Sailor et Lula, Une histoire vraie est une catabase, un voyage vers le pays des morts. Avec son stetson toujours prêt à s’envoler et son tracteur en guise de monture, Alvin apparaît comme le dernier garant, tardif et anachronique, d’un imaginaire stéréotypé du grand Ouest. Lorsqu’il annonce par exemple son départ à sa fille Rose (Sissy Spacek), Lynch rejoue sur un mode dégradé (le vieillard se déplaçant difficilement à l’aide de cannes) la scène de fin de La Prisonnière du désert, dans laquelle quitter le foyer revenait déjà à entrer dans les limbes. L’originalité du film réside toutefois dans la tendresse dont le réalisateur fait preuve devant les infimes traces de cet âge d’or révolu. Ni satire, ni hommage nostalgique, Une histoire vraie est l’occasion pour Lynch d’arpenter avec un œil neuf les territoires ruraux qui ont nourri son imaginaire. En restituant leur beauté virginale aux images d’Épinal de l’Amérique agraire (la récolte des blés revient comme un leitmotiv), le film rappelle alors que le spectacle le plus banal porte en lui les germes de la grâce. Les différents édifices religieux (la chapelle sauvage en forme de grotte et la paroisse où Alvin discute avec un pasteur) témoignent de la spiritualité ambiante, également mise en valeur par la photographie du vétéran Freddie Francis, alternant lumières dorées et noirs profonds. Partagé entre scènes de voyage diurnes et discussions nocturnes, Une histoire vraie est donc un film bicéphale, où l’angoisse de mort (la nuit qui menace d’engloutir les personnages) le dispute à l’espoir d’une rédemption (la lumière persistante des étoiles vers lesquelles Alvin ne cesse de lever la tête). L’éventuelle noirceur du récit y est constamment mise à distance par la bonté et l’humour d’Alvin envers les siens et ceux qu’il rencontre sur son passage. L’une des scènes les plus bouleversantes, qui oppose le vieillard à une jeune fugueuse enceinte, doit ainsi sa force à son minimalisme : long de dix minutes, leur conciliabule au cœur de la nuit consiste en une série de champs-contrechamps patiemment découpés. La mise en scène de Lynch s’indexe alors sur les petits gestes, les inflexions de voix, mais aussi tout un ensemble de sons ambiants (le souffle du vent ravivant les braises, le silence pesant), pour trouver un rythme alangui et hypnotique à la fois, qui permet à la scène d’atteindre son acmé lacrymale avec la révélation d’un secret sur le passé de Rose.
Si Alvin adopte tout au long du film cette position de vieux sage débitant ses maximes (« ce fagot, c’est la famille », « la pire chose quand on vieillit, c’est de se souvenir qu’on a été jeune »), le cinéaste fait le choix de le filmer avec une naïveté et un premier degré rassérénants, au plus près de son point de vue. « Je vois mieux les choses assis », dit-il ainsi, à bord de son tracteur. Pour restituer cette manière poétique d’habiter le monde, fruit d’une attention patiente à la beauté des grands espaces, Lynch et Mary Sweeney font usage de fondus enchaînés très marqués : lors des longues scènes de voyage, les images glissent les unes sur les autres au moyen de rimes visuelles, associant les sillons des champs et les routes bitumées ou les épis de maïs et les étoiles du soir. C’est dans ces plans en apesanteur que se dévoile la dimension la plus lyrique du film, lorsque le point de vue d’Alvin s’élève pour devenir celui d’une entité omnipotente embrassant la terre entière du regard. Le territoire américain devient alors l’écrin d’une nature sublime et enveloppante à l’intérieur de laquelle la silhouette du personnage finit par s’estomper, comme si ce dernier ne faisait plus qu’un avec le monde environnant. Pour Lynch, le vieillard un peu fou sur son tracteur et les étoiles scintillant dans l’immensité s’inscrivent dans un même continuum qu’il s’agit de filmer avec une égale attention. Un gag révèle cette vision du monde fondée sur les échanges entre microcosme et macrocosme : Alvin est filmé en plongée sur la route avant que la caméra ne s’élève en direction du ciel. Un fondu signale le passage du temps par le déplacement des nuages, avant que la caméra ne regagne le sol, pour montrer que le tracteur a avancé de seulement quelques mètres. Au-delà de l’absurdité de la scène, ce mouvement de va-et-vient entre ciel et terre révèle l’horizon du film, qui débute également par une série de plans aériens puis un lent mouvement de grue descendant vers le jardin d’Alvin, et se clôt par un brutal travelling ascensionnel après ses retrouvailles avec son frère. Chez Lynch, le banal et la métaphysique ne s’opposent pas, mais participent d’une même chair du monde : le mystère y prend des formes dérivées, à l’image des multiples dysfonctionnements qui émaillent la trajectoire d’Alvin, révélateurs, comme souvent chez Lynch, des forces invisibles qui régissent la vie des humains (du bégaiement de Rose aux pannes de l’engin que conduit le personnage). Et une fois le bout du chemin parcouru, comme à la fin d’Elephant Man, le spectacle des étoiles (sur lequel s’ouvre et se referme Une histoire vraie) révèle l’existence d’un ailleurs s’ouvrant au seuil de la mort pour, peut-être, soulager les chagrins de l’existence.
Elephant Man (1980) / Une histoire vraie (1999)