« A candy-colored clown they call the sandman
Tiptoes to my room every night
Just to sprinkle stardust and to whisper :
Go to sleep. Everything is all right. »
Roy Orbinson, In Dreams
Lorsque Blue Velvet sort dans les salles françaises en janvier 1987, David Lynch est encore loin d’avoir acquis la stature que lui donnera Lost Highway (1997) une décennie plus tard. La critique (française, surtout) ne sait pas trop sur quel pied danser avec ses films : il faut dire que le parcours accompli depuis Eraserhead a suscité à la fois de très grands espoirs (avec Elephant Man) et une immense déconvenue (avec Dune). C’est presque en tant qu’outsider que Blue Velvet se trouve sélectionné, en janvier 1987, dans un festival dédié au cinéma fantastique (celui d’Avoriaz), où il obtient le Grand Prix. Sorti le 21 janvier, le film reçoit d’assez bonnes critiques, mais rien de comparable à la pluie d’éloges qui accompagnera une quinzaine d’années plus tard la sortie de Mulholland Drive. Dans Les Cahiers du cinéma, Michel Chion parle de Blue Velvet comme d’une « œuvre mitigée et inégale » dont « la maladresse même […] marque de la résistance à se laisser absorber dans un professionnalisme insipide ». Ces lignes pressentent quelque chose de très juste : que Lynch, trop singulier et trop « artiste », ne pourra jamais trouver sa place dans l’industrie hollywoodienne, l’échec (personnel et commercial) de Dune lui ayant définitivement barré la route de l’entertainment. Dino de Laurentiis, son producteur, a alors l’idée de lui donner une poignée de dollars (six millions seulement, contre quarante-cinq pour Dune) pour faire le film de son choix. Un accord est rapidement trouvé sur le final cut et le tournage a lieu durant l’été 1985, entre Lumberton et Wilmington, où De Laurentiis est en train d’installer ses studios.
Rétrospectivement, avec le recul des trente-trois années qui nous séparent aujourd’hui du moment où le film a été vu et appréhendé pour la première fois, il faut peut-être voir Blue Velvet comme un moment décisif dans la carrière de Lynch, un film qui lui fait faire un formidable bond. En passant d’une économie de blockbuster (le projet pharaonique et insensé de Dune) à une production plus légère, Lynch a trouvé un second souffle. Tous les témoignages sur le tournage de Blue Velvet s’accordent pour dire que ce fut une expérience particulièrement heureuse ; en tournant ce qu’il définit lui-même comme « une romance suburbaine un peu décalée », Lynch semble être enfin dans son élément.
Lumberton (Caroline du Nord)
Cet élément, c’est la petite ville américaine, avec ses lieux de vie typiques : la cafétéria, le lycée, le bureau de police, les bouges tapis dans les suburbs. Un panneau, au début de Blue Velvet, nous avertit que nous sommes à Lumberton (Caroline du Nord), parfaite petite ville de carte postale, où lieux et habitants semblent figés comme dans des tableaux d’Edward Hopper ou de Norman Rockwell. On ne compte pas ensuite les plans d’ensemble représentant les décors dans leur pure frontalité : le diner « chez Arlene », où Jeffrey Beaumont (Kyle McLachlan) confie à Sandy (Laura Dern) les progrès de son enquête sur Dorothy Vallens, le Slow Club, bar miteux où Dorothy (Isabella Rosselini) se produit en tant que chanteuse, la façade en briques de l’immeuble de Lincoln Street, où se trouve l’appartement de Dorothy vers lequel Jeffrey est sans cesse aimanté. L’effet pictural produit par les décors est souvent renforcé par un usage particulier de la couleur : les pastels du diner évoquent une sitcom pour adolescents qui correspond parfaitement au couple naïf que forment Jeffrey et Sandy, la scène bleutée du Slow Club renvoie bien sûr à la chanson qui donne son titre au film (Blue Velvet de Bobby Vinton) mais aussi à la « Blue Lady », nom de scène qui désigne Dorothy Vallens, lui confère une profondeur nocturne qui fascine Jeffrey.
Si Blue Velvet est ainsi un véritable jalon dans la carrière de son auteur, c’est parce qu’il marque le retour éclatant, après deux films de commande (Elephant Man et Dune), d’une forme pleinement « lynchéenne », c’est-à-dire un peu éclatée, irrégulière, inégale dans ses tons et ses rythmes de montage, une forme agissant souvent, comme l’écrit Pauline Kael au moment de la sortie du film, à un niveau non-conscient. Difficile par exemple de ne pas se souvenir de la jupe rose de la danseuse perchée sur le toit de la voiture de Frank Booth alors que la radio crache les paroles d’In Dreams de Roy Orbinson. Moment qui n’apporte pas grand-chose au récit, si ce n’est qu’il reproduit, sous une forme musicale et grotesque (on est à la limite de la parodie de musical) la confrontation du héros (Jeffrey) avec la Nuit. Cette Nuit, chez Lynch, n’est pas seulement une convention liée au néo-noir (genre dans lequel s’inscrit ouvertement Blue Velvet), c’est un lieu de passage et de transit. Il faut à ce titre souligner le remarquable travail de Frederick Elmes, le chef opérateur : la nuit, dans Blue Velvet, est tellement dense, enveloppante, qu’elle pénètre les intérieurs. L’appartement de Dorothy Vallens semble ainsi entièrement dédié à la puissance de la Nuit, c’est un temple à la profondeur inquiétante (jusqu’où va le couloir menant à la salle de bains ?), où la couleur des murs semble insaisissable (entre le rouge, le marron et le rose), un temple dédié à des scènes rituelles, comme celle du viol de « Maman » (Dorothy) par Frank Booth (Dennis Hopper). Lynch procède dans ce décor à des effets de composition (graphiques, chromatiques) assez sidérants : contraste entre le rouge/rose des murs et le bleu du peignoir en velours de Dorothy (matière fétichisée par Frank) ; émergence du jaune au moment où apparaît le complice de Frank, qui est ensuite figé dans une étrange posture de cadavre debout lorsque Jeffrey retourne pour la dernière fois dans l’appartement de Dorothy. L’ensemble de ces effets graphiques et chromatiques est très concerté dans Blue Velvet, il ne donne pas encore une impression de liberté comparable à celle que l’on a pu éprouver devant la saison 3 de Twin Peaks, où le geste créatif de Lynch se délie totalement et côtoie le premier cinéma surréaliste, la peinture de Dali et la photographie de Man Ray.
Schizophrénie américaine
Blue Velvet reste encore un film inextricablement américain, aussi bien dans ses allusions répétées au film noir et à ses stéréotypes (la brune/la blonde, le détective, le maffieux : tout est là) que dans son décor (la ville de Lumberton, image superficielle de l’American way of Life). Mais ce grand film américain est aussi un grand film sur la schizophrénie américaine – sujet que Lynch ne se lassera pas d’épuiser dans la décennie suivante, notamment à travers Twin Peaks. L’étrange mystère caché derrière la façade de l’adorable petite ville est figuré dès le prologue par une oreille coupée que Jeffrey trouve dans un champ. Comme dans d’autres fictions de Lynch, le cadavre – corps empaqueté de Laura Palmer dans la saison 1 de Twin Peaks, tronc du Major Briggs dans Twin Peaks : The Return – déclenche la fiction policière. Mais l’oreille coupée, parce qu’elle est reliée à la tête, joue un rôle plus complexe que celui d’un simple macguffin : en transformant la vie un peu plate de Jeffrey en fiction de cinéma (où il joue le rôle de l’enquêteur), elle lui révèle ses propres déséquilibres intérieurs, sa nature bipolaire et clivée. Plus son enquête avance et plus il se trouve dans l’obligation de faire un choix, de trancher entre la promesse d’une vie de couple tranquille (le côté Sandy) et les charmes envoûtants d’une sexualité transgressive, où se profile une relation potentiellement sadomasochiste (le côté Dorothy). Ce choix n’aboutit pas à une dissociation aussi violente que dans Mulholland Drive, mais il porte le film – et son héros – dans des zones particulièrement troubles. Par exemple chez Ben, un bouge où l’acteur Dean Stockwell, maquillé comme une star de music hall des années 1930, prend une lampe, la transforme en micro et chante les premiers couplets d’In Dreams. Cette ballade fifties, entendue deux fois dans le film, fonctionne ici comme une comptine et la scène de Ben prend, à cause des paroles de la chanson (qui évoquent un marchand de sable dispersant une poussière d’étoiles), la dimension d’un spectacle enchanté, brillant au cœur de la Nuit (on retrouvera un effet de ce type dans la fameuse scène du Silencio de Mullholand Drive). L’oreille coupée a donc beaucoup voyagé dans Blue Velvet : dans l’épilogue, elle a retrouvé une tête : c’est celle de Jeffrey, que Lynch filme en gros plan, tandis que l’on entend, pour la première fois, le chant des oiseaux.
La normalité retrouvée à la fin de Blue Velvet – signifiée par une lumière irréelle et aveuglante de happy end – est autant celle d’une ville (Lumberton) que celle d’un esprit enfin tranquille (celui de Jeffrey). La menace de bipolarité incarnée par l’énigme de la Blue Lady et la découverte de son appartement maléfique est définitivement écartée : Jeffrey n’est plus un personnage clivé, la promesse de bonheur préfigurée par le rêve de Sandy, annonçant la venue de milliers de merles dont le chant dissiperait les ténèbres et rendrait au monde sa beauté, s’est enfin accomplie. Le happy end de Blue Velvet n’a rien d’ironique, c’est – avec celui de Sailor & Lula – l’un des grands dénouements heureux de l’œuvre de David Lynch. Quand les merles reviendront et chanteront par milliers, l’amour l’aura emporté sur les forces du Mal. Blue Velvet est, en cela, un grand film au lyrisme naïf.