Avant d’entrer plus en détail dans le labyrinthe tortueux des réclames de David Lynch, un mot sur cet ensemble consacré à des publicités réalisées par des cinéastes. Pourquoi s’intéresser à de pareils objets, a priori impurs, où le spectre de la réclame menace de réduire un style à une imagerie ? Pour au moins deux raisons. La première tient à ce que la publicité, ayant pour objectif de vendre (un produit ou une idée – comme on le verra en détail, Lynch a par exemple réalisé un petit clip institutionnel pour sensibiliser la population de New York à la saleté de ses rues), induit une simplification des enjeux narratifs et de l’écriture filmique des cinéastes, quitte parfois à réduire cette dernière à sa part la plus caricaturale. Or ce processus de simplification a aussi dans certains cas la vertu d’élaguer la mise en scène au point d’éclairer à bien des égards les grands mouvements qui la structurent. C’est particulièrement vrai concernant Lynch, dont certaines publicités, réalisées parfois vingt ou vingt-cinq ans avant la troisième saison de Twin Peaks, annoncent plusieurs motifs et visions précises. Il en va de même dans le clip Gucci réalisé par Nicolas Winding Refn et dont nous parlons ici : la publicité s’apparente pour certains auteurs à un espace laborantin où ils peuvent esquisser les idées de leurs prochains films.
La deuxième raison tient à la manière dont les cinéastes prennent en charge le médium. La publicité, en tant que fruit d’une commande, peut nourrir un ensemble d’objets épars, du clip désinvesti motivé par des raisons que l’on devine essentiellement alimentaires (chez Lynch : la publicité Barilla, réalisée avec Gérard Depardieu en 1993) à l’œuvre presque contrebandière qui retourne insidieusement l’horizon de la promotion. David Lynch présente dans cette perspective un cas d’école : depuis 1980, il a réalisé une vingtaine de publicités pour des produits très divers (parfum, baskets, voiture, café, chaîne de télévision, console de jeu vidéo, cigarettes et même un test de grossesse), sans jamais cacher ses motivations et son mépris de la réclame – « Je fais parfois des publicités pour gagner de l’argent. Mais à chaque fois, j’en tire quelque chose : apprendre à être efficace, découvrir une nouvelle technique… En revanche, le placement de produits dans les films putréfie l’environnement. » Ce qui nous intéresse ici tient moins au positionnement conscient du cinéaste vis-à-vis de ses images, voire à la distinction opérée entre la publicité et sa présence semi-cachée dans les films, qu’à la manière dont lesdites images témoignent précisément d’un rapport à la putréfaction. Dans son essai sur Mulholland Drive, Hervé Aubron évoque à ce sujet la place prépondérante de « la merde » dans le cinéma de Lynch, dont les films révèlent la présence sous la surface de l’image, moins pour la « purifier » (en dissociant l’image de l’ordure qui s’y logerait) que pour montrer que le propre et le sale sont interdépendants. Comme le résumait Raphaël Lefèvre dans sa recension sur Critikat de l’essai d’Aubron, « le propre produit du sale, du déchet ».
Ce qui dévore l’image
Qu’est-ce à dire dans le cas des réclames qui nous intéressent ici ? Que le déchet remonte à la surface ou apparaît, de manière à peine voilée, dans les plis d’un spot faussement dévolu à une idée figée de la beauté. Les publicités de David Lynch se révèlent par exemple riches en surimpressions comme motifs de contamination, préfigurant ou rejouant ainsi le plan de Mulholland Drive où Naomi Watts, rêveuse, apparaît en surimpression d’un ciel serti de palmiers, dans une logique où l’espace d’une ville voit ce qu’elle produit (ici, les espoirs d’une jeune actrice débarquant à Los Angeles) remonter à la surface.
Deux publicités en particulier reposent sur un principe analogue. La première, commandée par le « New York Departement of Sanitation » (We care about New York, 1991), entend sensibiliser les New-yorkais à des réflexes citoyens élémentaires : à des emballages et détritus négligemment jetés au sol sont raccordés des gros plans de rats menaçants qui pullulent sous la surface, jusqu’à ce qu’une surimpression mêle un plan d’ensemble de la ville à une masse grouillante de rongeurs. Au-delà de son évident schématisme, la publicité figure ainsi limpidement le rapport entre une surface lisse et une profondeur grouillante, qui n’apparaît pas comme le strict négatif de la surface mais bien comme ce qui est nourri par elle. Plus encore, ce qui relève ici du produit d’une consommation (les divers aliments que dévorent inconsciemment les habitants de la surface) engendre non seulement du déchet (soit la part morte produit par le vivant) mais aussi une monstruosité elle-même vivante. Dans cet horizon, le rat incarne toutefois moins exactement le mal qu’il n’en devient le vaisseau par lequel la ville, toile de fond fixe, se voit conquise par ses occupants souterrains. Autrement dit : le spot met en scène un renversement entre la surface et la profondeur où le sale se voit assimilé au mouvement, qualité pourtant traditionnellement associée au vivant. L’un des ressorts de l’horreur chez Lynch tient justement à ce que le sale se révèle plus vivant que le vivant — les rats, comme les autres agents du mal dans les films de Lynch, font d’ailleurs preuve d’une voracité semblant naître en miroir du propre appétit de leurs proies, pour mieux retourner cette marque de vitalité en puissance mortifère.
Dans Gucci by Gucci : Heart of the Glass (2007), peut-être la plus belle des publicités réalisées par Lynch, ce mal surgissant est réduit à un souffle se juxtaposant à des plans nocturnes de Los Angeles. Les routes lumineuses de la Cité des Anges figurent d’abord un flux doré venant innerver par un fondu les chevelures et robes scintillantes de deux mannequins dansant sur le Heart of Glass de Blondie. À l’instar du plan de New York dans le spot précédent, cette vision apparaît, pour figurer l’évolution d’un processus, deux fois au cours de la publicité : 1) en préambule de la danse, qui apparaît comme le produit des scintillements lumineux et 2) en son milieu, entérinant une transformation de la dynamique scénique. Après que l’image de la ville s’est estompée dans le corps d’une danseuse, les mouvements de la jeune femme apparaissent soudainement saccadés, comme s’il manquait des plans. C’est alors qu’advient un ralentissement conjugué à un effet figurant le principe même d’un influx : tandis qu’un travelling avant se rapproche tour à tour des deux femmes, apparaît en surimpression un fluide doré qui converge vers le centre du plan et accompagne le mouvement de la caméra. Cette remontée d’une matière, dont l’acmé serait la chute d’une pluie de paillettes recouvrant un visage pris par l’extase, induit aussi une dynamique de corruption : une force invisible, dont le souffle s’apparente à un râle, semble nourrir et se nourrir de ces corps dansants, tout entiers pris par une transe s’accompagnant d’une perte (les mouvements fragmentés) et d’une contamination du visible (la matière qui se mêle aux visages).
La proximité de We Care about New York et Heart of the Glass pointe par ailleurs une réversibilité de la surface et de la profondeur. Là où dans la première publicité New York est l’espace conquis par la profondeur, Los Angeles incarne ici la force secrètement agissante qui nourrit les corps l’habitant, par le truchement de ce souffle, prolongé ensuite figuralement via le mouvement concentrique doré qui vient creuser les visages féminins. Il en va de même concernant The Wall, publicité réalisée pour Adidas en 1993, où la poussée d’adrénaline d’un coureur s’élançant vers un mur est figurée par des flammes démoniaques se superposant à la vision de l’intérieur d’une bouche aux dents gâtées, noircies, pourries. Difficile de ne pas voir dans le surgissement de cet horrible double fond des images un détournement, au moins partiel, de l’objet initial des publicités, puisqu’à la perspective d’une sacralisation du beau (les déesses blondes de Gucci) et du corps (l’aptitude du sportif à dépasser ses limites), Lynch substitue la figuration d’une dépense, soit d’un échange entre le propre et le sale, mais aussi entre le sublime et l’abject. C’est que chez Lynch les images sont corrompues par une force dans un premier temps invisible et amenée à ressurgir dans le champ du visible (c’est l’horizon de figures maléfiques telles que Bob, Judy, ou encore la terrifiante femme du diner dans Mulholland Drive).
Le bleu insidieux
Au motif du surgissement s’adjoint par ailleurs une autre modalité figurale de l’interdépendance entre le propre et le sale : le bleu. Il n’est guère étonnant de retrouver le bleu dans les publicités de Lynch, qui constituent un réservoir d’images rejouant ou préfigurant les films passés et à venir, tant la couleur joue un rôle fondamental dans sa filmographie. On l’a vu notamment à propos de Fire Walk With Me où le bleu, couleur du démoniaque Bob, se mêle à la pureté de l’or et du blond des cheveux de Laura Palmer pour tapisser l’espace d’une couleur intermédiaire, le vert, fruit du jaune et du bleu et donc marque de la corruption de la première couleur par la seconde. De manière analogue, le bleu donne aussi son titre à Blue Velvet, autre film sur la pourriture qui se cache sous la joliesse figée d’une bourgade pavillonnaire. Le bleu a en l’occurrence ceci de passionnant qu’il figure à la fois la beauté et la force corruptrice à l’œuvre dans la publicité, qui séduit pour mieux vendre. Dans Do You Speak Micra ? (Nissan, 2002), une voiture bleue parcourt une ville de la même couleur, tandis que des slogans (« moderne », « rétro », « simple », « intelligente ») sont susurrés par une voix féminine. A priori rien de bien étonnant, si ce n’est deux détails : 1) les mots ne sont pas seulement des sons mais des lettres qui s’incrustent sur les surfaces diverses de la ville ; 2) la voix se matérialise en une bouche aux lèvres bleues dont finissent par surgir lesdits slogans. Lynch rend en somme visible cette voix de sirène charmeuse dont la véritable visée ne laisse évidemment pas dupe. Le bleu s’avère être une source de contamination, comme le pointe avec ironie une publicité pour Alka Seltzer Plus (1993), un médicament contre le rhume, où l’effet d’un cachet effervescent se voit associé au bleu dans un jaillissement inondant l’écran de couleur. Ce qui devrait se présenter ici comme un produit purifiant associe pourtant le mouvement (un surgissement de la profondeur vers la surface) et la robe (le bleu) de ce qui représente chez Lynch le plus nettement la saleté intrinsèque des images.
Le film le plus radical sur le bleu reste toutefois la plus longue des publicités de Lynch, Lady Blue Shanghaï (Dior, 2010). Cousin d’Inland Empire, ce court-métrage de 15 minutes se centre autour d’une femme (Marion Cotillard) qui trouve dans sa chambre d’hôtel un sac bleu émergeant d’une fumée infernale. Persuadée que quelqu’un se trouve dans la pièce pourtant vide, elle raconte à deux agents de sécurité sa journée, qui semble l’avoir menée dans un espace-temps intermédiaire, peuplé d’ombres et de fantômes, où les images s’écoulent là encore au ralenti.
Le produit, soit le sac bleu, constitue le réceptacle du cœur secret des images, c’est-à-dire une rose de la même couleur par laquelle le personnage voit son âme s’échapper de son corps. La rose participe surtout d’une structure symbolique organisant l’espace-temps en une série de couches : le sac renvoie à la rose, qui elle-même est associée à la tour autour de laquelle gravite l’action, « La Perle de l’Orient », par sa forme (celle d’une tige) et par le lien direct que tisse la narration entre les deux objets (c’est au sommet de la tour que la fleur apparaît des mains de l’amant fantomatique de l’héroïne). Or cette tour, qui semble à l’origine du dédoublement de la réalité, n’est pas n’importe laquelle : il s’agit précisément d’une antenne géante de télévision, de sorte que la source même de la beauté des images se voit assimilée à l’origine de leur indissociable saleté. Tel est l’enseignement des publicités de Lynch qui, plus que des pas de côtés, constituent un fragment tout à fait passionnant de son œuvre.