Abusivement présenté ici et là comme une « restauration », la remastérisation d’INLAND EMPIRE par Janus Films soulève plusieurs questions liées à la retouche des films, qui atteint aujourd’hui un nouveau point de perfectionnement avec le recours aux intelligences artificielles génératives. La frontière entre la nécessaire préservation de films dégradés et la recherche d’images toujours plus dénuées d’aspérités, au risque de les aseptiser, devient de plus en plus floue.
« INLAND EMPIRE est bien meilleur grâce à cette technologie moderne, mais il s’agit toujours du même film » a déclaré David Lynch lors d’un entretien consacré au nouveau master 4K de son dernier long-métrage en date. Contrairement aux récentes versions restaurées de Lost Highway, Mulholland Drive ou encore Blue Velvet, l’annonce de cette nouvelle mouture par Janus Films avait de quoi laisser perplexe. À la différence des titres mentionnés, tournés en pellicule, Lynch a en effet filmé INLAND EMPIRE sur cassette mini-DV, un format numérique dont la définition est bien moins haute. La découverte de cette nouvelle copie ménage bel et bien quelques surprises : au-delà de la précision et de la netteté de certaines images, qui tranchent avec les textures du format d’origine, les contrastes et la profondeur des couleurs s’avèrent plus prononcés. S’agit-il pour autant d’une « bien meilleure » version du film ? La note de remastérisation, que la Criterion Collection a jointe au Blu-ray paru récemment aux États-Unis, révèle la démarche singulière des restaurateurs. Après une série de tests, ces derniers ont décidé de ne pas travailler à partir d’une copie finale du film d’origine, comme c’est traditionnellement le cas (qu’il s’agisse d’un fichier master numérique, ou plus généralement d’un scan d’une copie-zéro 35mm), mais de revenir à une version intermédiaire, avant sa mastérisation. La « restauration » rompt ainsi la chronologie de la post-production initiale et annule au passage l’une des opérations qui conféraient à la première version d’INLAND EMPIRE une partie de ses caractéristiques visuelles. Pour comprendre plus précisément cette opération et résumer les questions déontologiques qu’elle soulève, retraçons en détail le processus de fabrication, puis de remastérisation du film.
Basse résolution et « fausse » HD
David Lynch a tourné l’intégralité d’INLAND EMPIRE avec une Sony PD-150, une caméra portative enregistrant sur cassette mini-DV (« DV » pour « Digital Video », un format de vidéo numérique développé en 1996) dotée d’une particularité qui la distingue d’autres appareils similaires : la possibilité de filmer en « DVCam ». Ce procédé, mis au point par Sony au tournant des années 2000 et destiné à proposer une alternative semi-professionnelle au mini-DV grand public, accélère le défilement de la bande magnétique lors de l’enregistrement, ce qui garantit une meilleure stabilité des prises de vues et limite d’éventuels problèmes à l’importation. Dans son autobiographie L’Espace du rêve, Lynch revenait en 2018 sur ce choix technique : « J’ai utilisé une Sony PD-150. J’avais commencé avec et, une fois lancé, je n’ai pas voulu changer l’atmosphère du film. (…) J’adorais cette caméra. Les images ne sont pas de très bonne qualité, mais elles correspondaient bien à l’univers d’INLAND EMPIRE. » Bien que la méthode du « DVCam » soit plus fiable que celle du mini-DV classique, les images filmées sont de la même résolution « SD » (pour « Standard Définition ») de 720 pixels de long sur 480 pixels de large. L’impression de qualité « moyenne » qui s’en dégage (du moins en comparaison du 35mm) ne dépend cependant pas seulement de leur résolution. La DV a la particularité d’être particulièrement compressée à différents niveaux, notamment dans son emploi d’une structure d’échantillonnage réduisant considérablement le nombre d’informations colorimétriques des images, afin de limiter leur poids final. Ce paramètre, non réglable par l’utilisateur, leur confère leur fadeur caractéristique et empêche une réelle précision lors de l’étalonnage. Une fois le tournage achevé, les rushes ont été importés dans le logiciel Avid Media Composer puis montés à la même résolution (720x480). Le fichier issu du montage final, au format 1.33, a ensuite été rogné en hauteur vers le format 1.85 définitif du film puis converti en un fichier HD 16/9, c’est-à-dire de 1920 pixels de long sur 1080 pixels de large. Ce fichier HD a enfin été importé dans DaVinci Resolve pour l’étalonnage.
L’augmentation de la résolution des images, ici de 720x480 vers 1920x1080, s’appelle un upscaling. Si cette opération s’accomplit aujourd’hui avec le concours de diverses intelligences artificielles, il n’en était rien en 2006 : le film a donc fait l’objet d’un upscaling par interpolation. Ce procédé, utilisé sur la plupart des téléviseurs et lecteurs DVD des années 2000, présente l’inconvénient de ne pas augmenter réellement la résolution des images, mais de contribuer au contraire à les rendre plus floues (car il implique de dupliquer les pixels existants) tout en créant un certain nombre d’artefacts visuels (des défauts attribuables à des « bugs » lors du calcul). Puisque l’upscaling a été en l’occurrence effectué avant la phase d’étalonnage, cette étape finale a tout de même pu corriger une partie des problèmes occasionnés par la conversion. L’étalonnage ayant été réalisé en HD 1080p, c’est dans cette même résolution que le fichier master du film a été édité, d’abord avec la création d’un négatif 35mm qui a servi au tirage des pellicules destinées à l’exploitation, puis sur bande magnétique HDCAM-SR – un format vidéo professionnel également développé par Sony et destiné à l’archivage sans perte d’informations. C’est aussi à partir de ce fichier master qu’ont été édités les premiers DVD et Blu-Ray du film.
« Restaurer » l’inrestaurable
Lors de la phase de restauration, entamée en 2021, cette bande magnétique HDCAM-SR a été scannée numériquement, avant de subir un upscaling par intelligence artificielle. Cette nouvelle technique fait appel à une série d’algorithmes qui génèrent les informations manquantes pour atteindre la résolution voulue. Une telle méthode est évidemment beaucoup plus concluante que l’upscaling par interpolation puisqu’elle met en jeu des algorithmes complexes qui compilent notamment l’intégralité des informations contenues dans les médias qui lui sont soumis, et non plus en travaillant image par image.
Les restaurateurs ont pourtant constaté que cet upscaling n’était pas concluant, malgré son perfectionnement technologique, puisqu’il amplifiait les problèmes créés par l’upscaling par interpolation original. Ils ont donc effectué un downscaling du fichier master, permettant de revenir à la résolution SD originale des rushes, en supprimant de la sorte les données produites par la première conversion en HD de 2006 – le tout sans perdre l’étalonnage du film. Ce nouvel upscaling, convertissant cette fois les images vers une résolution 4K (correspondant à 3840 pixels de long sur 2160 pixels de large) a ainsi généré 24 fois plus de pixels dans les images qu’elles n’en contenaient au départ. Ce fichier a enfin été importé dans DaVinci Resolve pour une nouvelle passe d’étalonnage ainsi que l’ajout d’une couche de grain.
Pour les films tournés sur pellicule, le processus de restauration s’organise en deux étapes : d’abord un transfert de l’analogique vers le numérique (par un scan de la pellicule, directement effectué en très haute résolution), puis un nettoyage numérique des images scannées. Dans le cadre de cette remastérisation d’INLAND EMPIRE, dont le master était déjà un fichier numérique, il n’y a pas eu de scan du format original. Cet aspect contribue bien de faire de cette nouvelle version un remaster, plus qu’une restauration stricto sensu : que restaure-t-on vraiment lorsque presque rien n’a été dégradé par le temps, comme le sont d’ordinaire les films sur pellicule ? Il ne s’agit pas de revitaliser ce qui a été, mais d’ajouter des informations qui n’ont jamais existé (et que les conditions de tournage n’auraient de toute façon pas pu enregistrer). Ainsi, c’est bien la nature même de l’upscaling par intelligence artificielle qui fausse la démarche des « restaurateurs ». Outre l’exubérante augmentation de la résolution des images, les IA ont la capacité de générer des données pour les consolider et gommer d’autres manques ou défauts aussi divers que leur fréquence, leur tremblement excessif, les problèmes de mise au point, la surabondance de bruit, ou encore la profondeur des couleurs. L’upscaling par intelligence artificielle vise in fine à faire disparaître l’ensemble des aspérités susceptibles de faire la spécificité des prises de vues. Sur ce point, le discours de Lynch s’avère assez ambigu. S’il considère, dans L’Espace du rêve, que les images originales d’INLAND EMPIRE « correspondent à l’atmosphère » du film, il déclare dans un autre entretien : « La vidéo est parfois ridicule en couleur, alors on la désature, pour qu’elle ressemble bien plus à du cinéma. Et ensuite on ajoute une fine couche de grain, et les choses commencent à devenir vraiment magnifiques. » Le nouvel étalonnage effectué sur la copie upscalée du film ne se limite pas à un simple ajustement des couleurs et de la saturation, comme indiqué dans le descriptif de la restauration. L’étalonnage a été revu en profondeur, scène par scène, non pas dans l’optique d’un rééquilibrage général, mais pour insuffler une nouvelle dynamique. Nombre de ces séquences sont ainsi bien moins saturées, ce qui frappe notamment lorsqu’on s’attarde sur les visages et les arrières plans unis de couleur.
Comparaison entre la copie originale (moitié gauche des photogrammes), aux couleurs saturées et à l’équilibre chromatique plus grossier, et la copie restaurée (moitié droite).
D’autres plans révèlent en outre l’ajout d’un léger vignettage : les bords de l’image sont légèrement assombris, ce qui a pour effet de valoriser le centre, plus lumineux, en accentuant le contraste.
Ajout d’un vignettage dans la version restaurée (à droite), absent de la version d’origine, aux couleurs plus saturées (à gauche).
L’illusion de netteté – la « nouvelle qualité » dont Lynch fait l’éloge – découle principalement des gros plans de visages, sur lesquels le logiciel d’upscaling a généré des textures (la capacité d’imiter le grain de la peau, des plumes ou des poils est d’ailleurs l’une de ses plus récentes évolutions). La peau est ainsi creusée à partir des quelques marques présentes sur les images originales, ce qui fait effectivement illusion, mais seulement jusqu’à un certain point. L’étude attentive des plans en mouvement montre les limites du subterfuge : les textures générées ne se déplacent pas toujours tout à fait au même rythme que les visages, ce qui renforce leur artificialité.
Comparaison de la texture des visages entre la copie originale (moitié gauche des photogrammes) et la copie restaurée (moitié droite), sur laquelle elles semblent beaucoup plus détaillées.
Cet ajout de pixels occasionne un autre problème : les gros plans contrastent d’autant plus avec les plans moyens et d’ensemble, sur lesquels les algorithmes ont davantage de mal à générer avec précision des détails qui « font vrai ». L’écart est particulièrement perceptible lors de scènes de dialogues qui alternent entre gros plans et plans d’ensemble d’une même situation.
Une scène de dialogue en extérieur (copie restaurée).
Onirisme du manque
Outre ces importantes modifications de la matière même de l’image, les propos récents de Lynch interrogent sérieusement quant au respect du projet esthétique initial d’INLAND EMPIRE. En utilisant sciemment une caméra qu’il louait pour la « liberté » qu’elle lui octroyait, cherchait-il à « faire cinéma » ? Il semblait pourtant en apprécier les caractéristiques visuelles, qu’il s’agisse de sa basse résolution ou du rendu des couleurs. En 2007, peu après la sortie du film, il évoquait en ces termes son goût pour la DV : « La pellicule est tellement belle, mais elle était, dans les années 1930, de moins bonne qualité, et le DV avec lequel j’ai filmé me rappelle cela. Certaines informations sont perdues, ce qui me donne l’impression qu’il y a plus de place pour rêver. » La perte d’informations liée à la compression de la DV participait donc d’un choix esthétique assumé. Les artefacts dus à la première conversion HD, aujourd’hui fustigés par les restaurateurs, font pourtant partie de la chair du film original et participent assurément de son onirisme. En dépit de ces modifications profondes, les restaurateurs semblent toutefois ne pas avoir utilisé l’ensemble de la palette des corrections proposées par les algorithmes, pour éviter une aseptisation encore plus accrue : ils ont par exemple choisi de conserver l’effet de peigne dû à l’entrelacement des images DV, un marqueur fort de ce format, qui est particulièrement visible sur les mouvements brusques latéraux. La suppression de l’effet de peigne figure pourtant parmi les options proposées par le logiciel et reste techniquement bien moins complexe à accomplir que les autres corrections effectuées, puisque l’essentiel des convertisseurs vidéo grand public proposent cette option.
Conservation de l’effet de peigne (copie restaurée), visible sur les bords des objets en mouvement.
Si la méthode retenue par les restaurateurs et Lynch lui-même pour l’obtention de cette nouvelle copie pose, comme on le voit, de nombreuses questions, elle s’inscrit dans une histoire plus large de films modifiés plus ou moins en profondeur, sous couvert d’être « restaurés ». Marie Frappat, maîtresse de conférence à l’Université Paris Cité et chercheuse en conservation et diffusion du patrimoine cinématographique, consacre une partie de sa thèse à quelques cas célèbres, rappelant que « les cinéastes eux-mêmes ne sont pas les mieux placés pour veiller à l’intégrité des œuvres. » Elle évoque le cas du Napoléon d’Abel Gance, mutilé a posteriori par le cinéaste lui-même, « fasciné par les technologies nouvelles. » Cet exemple résonne avec l’émerveillement dont Lynch fait part dans les entretiens susmentionnés, parlant volontiers de « miracle » au sujet de cette remastérisation. La manière dont le cinéaste semble s’être détourné de la matière originelle d’INLAND EMPIRE, après avoir tant travaillé en DV, invite donc à une prudence redoublée sur l’usage des termes employés. Libre au cinéaste de considérer qu’il s’agit d’un « bien meilleur » INLAND EMPIRE, mais il est incorrect d’affirmer qu’il s’agit du même film. Dans le journal de référence édité par la Fédération Internationale des Archives, Marie Frappat indique que « le terme de « restauration » (…) garde toutefois un avantage » sémantique : « celui de souligner que les films dits « restaurés » auxquels on a affaire ne sont pas les films originaux, qu’ils ont subi une mutation dans leur matière, en somme qu’ils sont recyclés et qu’ils l’assument. » Le cas d’INLAND EMPIRE rappelle à cet égard qu’un film « restauré », au-delà même du cas des remasters, n’est pas tout à fait celui qu’il a été et qu’il prétend encore être. Cette transparence est probablement plus nécessaire encore aujourd’hui qu’hier, tant progresse l’usage d’intelligences artificielles dans ces domaines, dont les prouesses achèvent de brouiller des frontières déjà poreuses.