On avait quitté Joachim Lafosse et ses comédiens sur un lamento crispé et par un travelling arrière qui nous éloignait de la demeure en crise de Nue propriété. Enfin, et alors que Ça rend heureux, tourné entre l’écriture et la sortie de Nue propriété, questionnait la nécessité de filmer, le dernier film de Lafosse, Élève libre, apparaissait en mai 2008 sur la Croisette. L’opus qui réinvestit aujourd’hui les salles nous relate le parcours traumatique de Jonas, élève bousculé par l’éloquence et les gestes d’un professeur des plus pervers. Si le film révèle une nouvelle fois les prouesses stylistiques de son auteur, c’est le discours tenu qui dérange et noie Élève libre dans un verbiage professoral.
Récit d’apprentissage, Élève libre l’est dans la mesure où il retrace le parcours initiatique et douloureux d’un adolescent en quête de sens et de dépassement. Blondinet crépu, silhouette élancée, Jonas (Jonas Bloquet) brille sur les courts de tennis là où il échoue entre les murs de l’école. Voyant miroiter une carrière de petit as au sein d’un sport-études prestigieux, l’élève est freiné dans son ascension par des redoublements successifs. Jonas choisit alors de passer le concours libre et va, dans cette entreprise, être pris sous l’aile de l’ami de sa mère, Pierre (admirable Jonathan Zaccaï), et d’un jeune couple libertin (Yannick Rénier et Claire Bodson). À l’écoute de l’enseignement philosophique prodigué par Pierre, l’élève va être peu à peu soumis puis aspiré par une violence verbale et physique. Totalement délaissé par sa famille, Jonas va être fasciné et devenir la proie de ce trio irresponsable dont le dessein inavoué est de semer le trouble dans son éducation sexuelle.
Élève libre rassure tout d’abord en invitant à voir et retrouver les motifs d’un cinéma qui questionne le lien au sein du cercle familial. À la manière de cette dédicace reprise à Nue propriété («À nos limites»), le film réhabilite les figures qui tissent le réseau du foyer familial. Exposant ce qui semble être les éléments d’un vécu, Lafosse entreprend ainsi de brosser par touches le portrait des personnages qui gravitent autour du jeune Jonas. Du père absent qui se déleste des responsabilités lui incombant, la charge revient à la figure maternelle partagée entre déplacement professionnel et obligations domestiques. Jonas est finalement livré à son sort lorsque l’on perçoit l’inattention de son grand frère, occupé à un pur dilettantisme. L’élève délaisse alors ses devoirs scolaires pour se consacrer entièrement à son terrain de jeu favori. Et ce manque patent de stabilité le projettera au moment venu dans les bras frêles de sa petite amie avant de l’emprisonner dans les griffes du substitut paternel que représente Pierre. Soit deux versants totalement opposés pour l’innocent Jonas bientôt séduit par l’autorité et les secrets du monde adulte.
La logique du film voit donc Jonas se faire exposer par Pierre des notions telles que la liberté, la révolte ou encore l’amour et être fatalement charmé par une telle avalanche de savoirs. L’élève se voit offrir par Pierre le matériel de sa réussite et croit, par les sournoises questions qu’on lui pose, être parvenu à penser par lui-même. Mais ce sont durant les scènes de repas que la perversion et la violence symbolique qu’exercent les adultes sur Jonas sont révélées, que les limites de l’éducation sont transgressées. Comme une meute affamée livrée à salir la naïveté de Jonas, le trio se complait, dans une attitude cynique, à discourir crûment sur la pratique sexuelle et influencer l’adolescent sur la position désintéressée à adopter. Comme on plante ses crocs dans la chair d’un vulgaire poulet, le jeu de l’influence verbale vire à une espèce de rite païen, une initiation monstrueuse qui force Jonas à être littéralement captivé. Tapie au coin de la table, l’acuité de Lafosse rôde et scrute les formules venimeuses qui s’échappent et viennent empoisonner l’esprit incrédule de Jonas. Déjà omniprésent dans Nue propriété, le rituel du repas assoit le talent de Lafosse et cimente l’approche hypersensible qui travaille son cinéma. Le dispositif en plans-séquences reste le même, mais aux tableaux vivants et fixes qui retenaient l’atmosphère pesante de Nue propriété succède un mouvement hypnotique qui cerne l’échange et le jeu malsain des rapports de force.
Malheureusement, à l’intérieur de ces séquences où le verbe se libère froidement, le malaise naît du fait que l’auteur nous expose clairement la thèse du film et se voit penser par l’entremise de ses personnages. Durant ces conversations transgressives où le débat a pour objet le sexe et la recherche du plaisir, persiste le sentiment que l’audience est prise à parti et comme jugée par le réalisateur. Questionnant les limites de la jouissance et du sexe pris sans l’affect, Lafosse orchestre et assène une vision moralisatrice et à la limite du réactionnaire. Enfin, le cadre où se réfléchissent ces questions se trouble lorsque le film s’achemine vers des scènes sordides, aussi suggérées et prudes soient-elles, où le libre arbitre est quelque peu violé. Malgré les fertiles et politiques questions que suscitent le film (pornographie des images et mécanique de manipulation), c’est bien la fable imaginée par l’auteur qui empêche de souscrire totalement à Élève libre. Faire passer une critique du libertinage et des idéaux légués par Mai 68 sous couvert d’une machination à des fins pédophiles dévoile à l’évidence les limites d’un film excessivement bavard. En dépit de cette posture intellectuelle contractée par celui qui cherche à répondre trop rapidement aux saisissantes questions posées par son film, il est préférable de retenir la haute tenue formelle d’un cinéma qui évoque dans ses meilleures prises et sautes celui d’un Maurice Pialat.