À l’annonce du nouveau projet de Joachim Lafosse se basant sur la sordide affaire de « L’Arche de Zoé » (les membres d’une association française avaient été arrêtés au Tchad en octobre 2007 alors qu’ils étaient sur le point d’ « exfiltrer » par avion une centaine de prétendus orphelins des suites du conflit au Darfour), ceux qui avaient suivi la carrière du jeune cinéaste belge ne purent y voir qu’une continuité dans sa filmographie. Après les deux jeunes frères de son premier long métrage Nue propriété, après le jeune lycéen d’Élève libre et les bambins d’À perdre la raison, Joachim Lafosse n’en avait donc pas fini avec l’enfance – enfance qui, après avoir été mise sous tension, fantasmée ou encore assassinée froidement dans ses précédentes œuvres, se profile dorénavant, dans un degré de perversion supplémentaire, sous la forme d’une marchandise qu’il faut ensuite « distribuer » et « affecter ». Tels sont les termes employés par Jacques Arnault/Vincent Lindon, meneur de l’opération, lors de l’affectation des gamins aux futures familles d’accueil (et plus tard d’adoption) qui ont financé la mission. Si la désintégration de la cellule familiale a certainement été une des grandes questions des films précédents de Joachim Lafosse, s’y subsisterait ici, la famille étant désormais l’horizon à construire, le récit de la désintégration de cette cellule « humanitaire » au fur et à mesure des difficultés rencontrées (aussi bien matérielles que personnelles) dans la mise en œuvre de son rapt déguisé en évacuation, le tout dans une logique universaliste qui justifie aux yeux de ses membres le droit d’ingérence manifeste qu’ils se sont octroyé.
Paris-Dakar
Car, chez Lafosse, l’enfer, qui est une obsession comme une autre, est toujours pavé de bonnes intentions : Élève libre, par le personnage de Jonathan Zaccaï, et À perdre la raison, par le personnage de Niels Arestrup, racontait déjà l’intrusion et la manipulation d’un tiers dans une communauté d’individus qui s’asphyxiait jusqu’à l’implosion. La transgression, notamment morale, que provoquait cette ingérence constituait le centre de gravité de la mise en scène de Lafosse qui s’arrimait souvent avec talent aux contradictions de ses personnages jusqu’à leur abdication et leur basculement dans l’aveuglement le plus abject. Or c’est sur ce point en particulier que trébuchent vertigineusement Joachim Lafosse et ses chevaliers blancs du titre, tant le cinéaste poursuit et prolonge, lui aussi aveuglement, le point de vue de ces « terroristes de la bien-pensance » comme il les appelle en entretien, sans pour autant ouvrir son film à une réflexion plus large et à un autre regard que ceux dont il tente de déjouer a priori les motivations. Car il semble évident que Lafosse semble tout accaparé à la condamnation de leur actions : le procès en sourdine qu’il leur intente est pour le moins programmatique – c’est à se demander quel plaisir a pu prendre le cinéaste à passer autant de temps avec ses personnages qu’il soumet à la fois, dans une double articulation édifiée au gré de sa volonté hautaine, à la vérité des faits (la trame du film respectant scrupuleusement, comme une preuve indéniable, les grands traits de l’affaire) et à ses choix arbitraires de scénario. L’incompétence patente des « humanitaires » est ainsi détaillée dans les moindres détails, de leurs méconnaissances grotesques du terrain à leur comportement avec les chefs de village arrosés négligemment à coup de liasses de billets pour leur fournir le nombre d’enfants nécessaire à la réussite de leur opération. Pire : lorsqu’il paraît certain que Lafosse ne quittera pas d’une semelle les péripéties des membres de l’association pourtant au cœur d’une situation internationale propice à la mise en distance et à l’aplanissement des enjeux géopolitiques, le doute s’installe quant aux partis pris par le cinéaste.
Chevillé aux corps de ses protagonistes, la caméra de Lafosse ne sortira de leur camp transformé en huis clos à ciel ouvert que pour accompagner et représenter leur vision du monde. Car à force de vouloir se réfugier dans une posture d’observation clinique des manœuvres humanistes de ces protagonistes, le cinéaste belge ne se rend même pas compte qu’il ne fait en fait que reproduire et cautionner la démarche qu’il croit pourtant dénoncer, comme s’il avait été, lui aussi, charmé par le discours de Jacques Arnault et entraîné dans son sillage nauséabond. Suite à différentes avaries techniques sur place, les « humanitaires » doivent stopper leurs recherches en avion. Une fois le moyen de transport réparé, le film s’emballe, tout à sa joie pourtant paradoxale de pouvoir continuer sa folle entreprise qu’il ne semble plus vouloir fustiger. Idem lors du transfert en 4x4 des enfants vers l’aéroport lorsque l’équipée d’Arnault croise puis est poursuivie par les militaires tchadiens : Lafosse en oublie sa position et fait feu de tout bois dans sa mise en scène pour créer un suspense pour le moins dérangeant et pousser le spectateur à redouter l’arrestation du convoi. Or, c’est rétrospectivement qu’il devient consternant de constater qu’outre épouser la démarche de ses personnages, le film embrasse malgré lui, dans ses moments les plus naïfs et affligeants, l’idéologie sous-jacente aux actions qu’il met en scène : soit un néo-colonialisme décomplexé tant il ne propose aucune alternative, encore une fois, au discours des personnages et à leur rapport au monde. Il faut voir la population locale filmée comme une masse informe et vociférante tandis qu’Arnault/Lindon s’échine du haut de ces certitudes (Lafosse le place debout à l’arrière du voiture, en une contre-plongée accablante) à leur expliquer ses exigences avant de les sommer de se taire en s’armant d’un discours au jargon militaire (défilé, engagement…) que le cinéaste ne questionne à aucun moment et décide même de représenter littéralement lorsque la femme d’Arnault doit prendre des photos des habitantes d’un village afin de les identifier. Les chefs des villages visités sont ainsi représentés uniquement comme des menteurs cherchant à se faire de l’argent sur le dos des enfants (orphelins ou non) remis à l’association, ou plutôt achetés par celle-ci. La dernière séquence du film qui voit les enfants en pyjama entourés de militaires armés alors qu’Arnault et son équipe de bras cassés sont amenés en prison laisse pantois : si l’entreprise s’écroule à la dernier minute, cela est dû à la trahison de leur traductrice, une jeune Tchadienne recrutée sur place. C’est cela au fond qui est le plus terrible : Lafosse n’a pas su trouver la bonne distance avec les armes de la fiction pour proposer autre chose que la stricte répétition de la même farce sordide. Son tournage et son film ressemblent hélas plus à une énième étape du Paris-Dakar qu’à une construction cinématographique retournant comme un gant les clichés et stéréotypes qu’elle prétend remettre en question.