C’est un fait divers, librement inspiré du quintuple infanticide commis par Geneviève Lhermitte en 2007. C’est une tragédie contemporaine sur laquelle plane l’ombre de Médée, mâtinée d’une problématique colonialiste. C’est un drame psychologique, un thriller domestique dans la petite bourgeoisie aux accents chabroliens. C’est un film anxiogène d’une implacable maîtrise, porté avec maestria par un trio d’acteurs remarquables.
Une jeune femme hospitalisée, le visage bouffi de larmes, demande à ce qu’on les enterre au Maroc. Elle répète sa question, encore, ouvrant la ronde funeste du film et clôturant sur elle-même celle du drame intolérable qu’il s’apprête à retracer. Quatre petits cercueils blancs sont hissés lentement dans un avion. Que s’est-il passé ? Lafosse ne s’attarde pas sur le trauma d’une tragédie dont on ignore encore la teneur pour retourner immédiatement aux racines de son histoire. Celle de l’amour naissant entre Murielle et Mounir avec une telle force qu’il pousse ce dernier à demander sa belle en mariage. Le film suit alors le récit elliptique de leur amour voué au meilleur et, surtout, au pire. À l’impensable.
Le jeune couple s’installe chez André, père adoptif de Mounir, médecin bourgeois qui les accueille avec une générosité sans faille et leur offre un voyage de noces auquel il se voit convier. La proposition n’est pas banale, fait sourire. Elle souligne la reconnaissance vis-à-vis de cet homme à la bonté immodérée, qui a même épousé la sœur de son protégé marocain pour qu’elle obtienne ses papiers.
Loin de toute reconstitution judiciaire, le film opte pour la fiction, nouvelle occasion pour le réalisateur d’explorer les dysfonctionnements familiaux qui donnaient matière à ses précédents longs-métrages. Sa construction narrative empile alors jusqu’à l’oppression les blocs d’une histoire qui construit ce cercle familial, un cercle qui peu à peu se resserre et se transforme en ligne droite, en une pente raide sur laquelle la jeune femme glisse jusqu’au point de non-retour. Une première grossesse, vite suivie par une seconde, puis encore une troisième, et même une quatrième… tandis que le couple vit toujours chez un André qui se refuse en un éclat de colère à délaisser son rôle de chaperon. Qui, vraiment, a le plus besoin de l’autre ? Que cache cette générosité sans bornes ? Pourquoi les amoureux ne cherchent-ils pas leur propre foyer ? Quel est ce lien étrange qui les unit et transforme la cellule domestique en prison dans laquelle se laisse murer Murielle, bouleversée par la crainte d’être une mauvaise mère ? Les ellipses distillent les ambiguïtés et les doutes auxquelles les séquences n’apportent aucune réponse, plongeant au contraire dans un malaise de plus en palpable.
Il faut alors quitter cet appartement trop petit pour une maison payée par André… dans laquelle il s’installe également. À partir de quand la générosité peut-elle devenir nocive ? Car elle oblige ici à une reconnaissance permanente qui empêche la famille de s’épanouir et la phagocyte comme le cadre de Lafosse est sans cesse grignoté par une embrasure de porte. Le procédé crée cette tension qui ronge l’image pour ne plus laisser parfois qu’une fine parcelle d’un bonheur étouffé dans l’œuf, en même temps qu’il instaure une distance délicate sur son épineux sujet. Timide, en retrait, la mise en scène se refuse ainsi à jouer les démiurges moralisateurs, sans pour autant chercher des excuses à son personnage féminin, ni imposer les raisons de son acte, préférant sonder son conditionnement psychologique pour le moins perturbant. Et il faudra que la psy de Murielle, qui sombre dans une grave dépression, mette des mots sur cette situation qui s’est installée comme une évidence pour la ramener à sa malsaine configuration.
Lafosse offre là à ses acteurs des personnages rares, équivoques, que leur subtile interprétation intensifie. Treize ans après Rosetta, l’époustouflante Émilie Dequenne a plus que mérité son prix d’interprétation au dernier festival de Cannes dans la sélection « Un certain regard ». Cette femme sous influence dépassée par son rôle de mère évoque la Mabel de Cassavetes, même si À perdre la raison n’atteint pas la puissance poignante du film de ce dernier. Mais tandis que la caméra hyper-expressive du complice de Gena Rowlands soulignait l’hystérie exubérante de son personnage, Lafosse garde une caméra contenue sur son personnage apathique qui retient son mal et perd pied, féminité, personnalité… et raison. Son hystérie à elle, que l’on devine sur son visage rougie de larmes, demeure hors-champ. Tout comme le meurtre final. Le film exclut ainsi le blocage final de son spectateur dans l’effroi sensationnaliste, préférant poser des questions. Non pas filmer la monstruosité, mais la mettre en récit en se demandant ce que peut la fiction face à ce que l’on occulte trop vite sous l’étiquette de l’impensable.
Il y a quelqu’un en trop dans cette étouffante bulle familiale. Mais, Mounir (auquel Tahar Rahim prête son jeu finement nerveux) est incapable de tuer le père, prisonnier de cette relation castratrice avec André qui l’éclipse insidieusement de sa place de chef de famille et s’immisce indéniablement de son altruisme déplacé dans chaque plan, chaque scène. Niels Arestrup est tout aussi impeccable pour interpréter ce personnage ambigu, aussi généreux que douteux quant à ses motivations, étrangement hermétique sur sa vie amoureuse, qui semble vivre une vie de substitution à travers le jeune couple, peut-être par impuissance, secrétant une aura d’inceste psychique. Alors, ce sont les enfants qui sont éjectés, assassinés, victimes parfaites, sans autorité, figures de l’innocence qui accourent gentiment à l’appel de la mort.