Dans une grande propriété achetée par son ex-mari, Pascale (Isabelle Huppert) vit avec ses deux fils Thierry et François (respectivement Jérémie et Yannick Renier). Fatiguée de ce qu’il reste de vie familiale, Pascale veut vendre la maison pour reprendre un gîte avec son amant. C’est sans compter sur Thierry, caractériel comme son père, qui va tenter d’imposer à sa mère sa décision de conserver à l’identique le foyer et son fonctionnement. D’une insouciance relativement heureuse au début, le trio s’écartèle peu à peu. Encadrés par de longs plans-séquences, les acteurs s’épanouissent et composent de superbes plans fragmentés, foisonnants de vie.
Au début tout va bien, Jérémie Renier sourit. Son frère rit, tous deux taquinent un peu durement Huppert qui laisse passer, mi-amusée mi-dépassée. Pourtant dès la première scène, lorsque Pascale essaye un chemisier et que son fils Thierry trouve, hilare, qu’elle a « l’air d’une pute », son absence de réaction implique quelques secondes de mystère sur la manière d’être de son personnage. Mais la froide Huppert campe une Pascale qui ne réagit pas face à la dureté de ses deux fils, même si elle est capable de cris et de scandale pour d’autres, comme face à son ex-mari qu’elle flanque à la porte lorsqu’il vient voir leurs enfants. La situation semble précaire mais pourtant stable. Les premières séquences de Nue propriété mêlent des moments de joie ou d’intimité rendus souvent burlesques, à des semblants de crises. Dans cet ensemble réaliste, le couple Thierry/François est le ciment de la famille, qui ne comprend ici que la mère et les deux fils, le père n’étant revendiqué plus ou moins ouvertement, que comme un distributeur d’argent.
La force de Nue propriété relève d’une grande cohérence entre la mise en scène et le jeu des acteurs qui donnent corps à l’histoire. Si le scénario à proprement parler n’est pas particulièrement innovant ou complexe, que la construction du film reste chronologique, les personnages échappent à la caricature tout en étant souvent entiers. Pascale et Thierry, très différents, représentent dans ce foyer une sorte de couple de « parents » perdus qui ont oublié leur « enfant » François, (frère de Thierry le personnage et de Jérémie Renier l’acteur). Qualifié par sa mère de portrait craché de son père, Thierry mène la danse des deux frères face à Pascale. Lorsque celle-ci décide de vendre la maison, c’est lui qui refuse et impose sa décision à sa famille. Ce personnage enfant-adulte, parfois responsable, indépendant, décideur, s’oppose tout net à l’indépendance que sa mère réclame. Construite de la même manière, Pascale n’a de l’adulte que l’âge. Si elle travaille et prépare les repas de ses enfants, le reste de sa vie, occulté par le réalisateur, semble constitué d’errances quasi adolescentes. Hormis sa relation amoureuse avec un voisin, on ne voit d’elle que ses retours à la maison. Mais l’irresponsabilité qui la caractérise est surtout flagrante lorsqu’elle évite d’aborder les sujets qui fâchent (la vente de la maison familiale), pour se protéger et fuir la violence verbale de Thierry. La froide Isabelle Huppert donne à son personnage un air d’autorité que dément sa mine boudeuse lorsque son fils lui reproche ses dépenses et qu’elle plonge la tête vers son assiette. Jérémie Renier reprend son rôle de L’Enfant et le déplace du couple à la famille, avec le même entêtement mais la violence en plus. Face à eux, Yannick Renier fait naviguer son personnage entre les extrêmes familiaux. Plus proche de sa mère, plus renfermé, il est le juste mélange de ses parents. Pour son premier rôle dans un long métrage, l’acteur belge impose avec douceur sa présence discrète. François est des trois le plus intrigant et le moins prévisible, le plus déchiré aussi entre son frère et sa mère qui s’éloignent progressivement l’un de l’autre.
Joachim Lafosse met en valeur et à l’épreuve ses trois acteurs par un grand nombre de plans-séquences fixes. La qualité du jeu tient notamment au fait que le trio s’épanouit lors des longs plans qui les montrent à table, engloutissant des spaghettis tout en parlant. Cette manière de créer des scènes de vie, de privilégier la prise de vue au montage, donne une véritable force au film. Et au lieu de suivre ceux qu’il met en scène, Lafosse filme en plans fixes et les laisse modifier la composition de l’image par leurs sorties, entrées et déplacements. Si généralement, les mouvements de caméra et le montage sont notamment utilisés pour dynamiser une histoire, le réalisateur préfère ici fragmenter le cadre par deux ou trois actions simultanées. Ce procédé prend encore plus de sens avec le choix des lieux qu’il filme. Nue propriété se passe « autour » d’une maison qu’avait achetée l’ex-mari de Pascale et qu’elle veut vendre, ce à quoi s’opposent leurs enfants. « Autour » géographiquement : le jardin, la campagne, chez les voisins… Mais aussi « autour » car elle est un centre de l’histoire. Cette propriété n’est montrée dans son ensemble qu’à la fin. Avant, elle n’apparaît que par morceaux, ou vue de l’intérieur, de telle sorte qu’il est impossible de s’en faire une idée réelle. La cuisine, à la fois intime et banale, est le lieu des retrouvailles quotidiennes. C’est l’endroit des confidences, du lien familial et du conflit lorsque peu à peu, Thierry et Pascale s’éloignent. À tel point que la cuisine disparaîtra progressivement. Les repas se prendront dans le salon, à deux sur le canapé ou chacun dans un fauteuil, à distance raisonnable.
Omniprésent, l’argent relie tous à tout : les humains aux objets, mais aussi les hommes entre eux. Abondamment offert par le père, il manque à Pascale pour réaliser ses projets. Les deux enfants ont avec lui un rapport encore différent : François ne travaille pas, réclame gentiment quelques billets que sa mère dit ne plus avoir, n’insiste pas. Il est peut-être celui qui a le plus de recul par rapport à l’argent. Thierry, lui, en ramène, en prête à François et lâche un « comme d’habitude » lorsque celui-ci lui promet de le lui rendre. Ni bon ni mauvais, l’argent ne représente même pas un véritable pouvoir tant l’insouciance est une habitude. S’il est généralement déclencheur et/ou cause d’un conflit, il devient chez Lafosse un prétexte pour aller vers l’autre. Lorsque l’ex-mari de Pascale vient chez elle pour lui rappeler qu’elle pourra toujours compter sur son aide financière (quelques temps après lui avoir refusé), c’est une tentative de rapprochement, qu’il reproduit régulièrement avec ses enfants. L’argent est un palliatif à l’absence pour le père, un but pour la mère, une présence de la famille pour les enfants. Mais avec la dégradation des liens familiaux, chacun réalise sa dépendance aux autres. Bientôt, il ne sera même plus question d’argent, mais de l’enfermement dans une maison qui n’a plus de la carapace protectrice que le poids écrasant. Une carapace qui volera forcément en éclats blessants, mais annonciateurs d’une certaine paix… Amère.