Joachim Lafosse est un jeune réalisateur belge qui, avec son troisième long métrage, présente déjà une maturité incroyable. Au fil de la discussion sur le thème de la famille et sur sa mise en scène, on distingue une profonde adéquation entre la manière de filmer et le sujet filmé. Une vision du cinéma qui laisse présager le meilleur pour la suite.
Votre premier long métrage n’était pas sorti en France. Qu’est-ce qui a changé, pour Nue propriété?
Comme cinéaste, j’essaie de tout faire pour que mes films sortent des frontières. Ça commence par les festivals. Mes deux premiers films ont fait des festivals un peu partout dans le monde. Il y a des pays comme la France où c’est parfois plus difficile de trouver un distributeur. C’est surtout parce qu’il y a beaucoup de films, qu’il y a une grande concurrence. Avec le temps, j’ai appris qu’il était plus facile de trouver un distributeur avec Isabelle Huppert que sans. Malheureusement. C’est pour cela que je suis admiratif du travail des frères Dardenne, qui ont réussi à faire connaître leur cinéma sans utiliser de stars. Mais ils ont commencé il y a vingt ans et les temps ont changé.
En quoi les festivals vous ont-ils aidé?
Le festival, c’est très important pour un cinéaste. Car c’est un lieu de contre-pouvoir. On ne dit pas assez que vous pouvez rencontrer des distributeurs, des producteurs et même des acteurs qui vont critiquer votre film, vous dire qu’il faut changer le montage, qu’il y a quelque chose qui ne va pas, qu’il faut être plus attractif. Et puis tout d’un coup, si vous envoyez une copie de ce que vous avez fait avec votre propre montage et qu’un festival comme Venise vous dit qu’il adore le film, alors tout le monde se tait et il n’y a plus personne qui vous emmerde. C’est un peu triste à dire, mais les gros festivals sont garants de cette qualité. Il m’est arrivé, notamment pour Nue propriété, d’avoir été sauvé par les festivals, qui sont des lieux hors de la contrainte économique. Ce n’est pas toujours le cas, mais il y a cette volonté de préserver et de soutenir des films plus complexes et moins commerciaux.
Quels étaient les reproches faits à Nue propriété?
On me disait qu’il y avait trop de scènes à table, que ça parlait trop, alors que la dévoration est le sujet du film. Être cinéaste, c’est lutter. C’est mettre son amour-propre de côté, voir son objectif et se dire qu’on va tout faire pour y arriver, quitte à ruser.
Au sujet justement de ces scènes à table: y avait-il une part d’improvisation?
Il n’y a pas d’improvisation. Surtout pas dans les scènes à table, qui sont écrites à la virgule près et respectées par les acteurs à la virgule près. C’est assez étonnant, parce que de nombreuses personnes pensent qu’il y a des improvisations dans ces scènes. Les seules qui sont un peu improvisées sont les scènes de jeu entre les deux frères, la moto, le ping-pong. Je voulais la fraîcheur de l’improvisation pour ces scènes. Je crois que ce qui donne cette impression d’improvisation, ce sont les plans-séquences.
Ces plans-séquences composent presque entièrement votre film…
C’est pour illustrer l’idée que, étant donné que la question du film, c’est de savoir pourquoi ces jeunes adultes n’arrivent pas à quitter la maison, le lieu familial, je ne voulais en aucun cas que la caméra suive les personnages. Ce sont toujours les personnages qui devaient quitter le plan, comme ils doivent quitter la maison. Je voulais que le spectateur, de plan en plan, soit confronté à cette question: quand le personnage va-t-il quitter le plan? Je voulais que le spectateur voie qu’il n’y a pas assez de place pour les trois personnages dans un cadre et se demande lequel va sortir.
Pourquoi avoir choisi comme sujet principal la famille?
L’un des sujets du film, ce sont les enfants qui jouent le rôle de père pour leur mère. Je voulais parler de cette inversion des rôles. On est toujours le fils ou la fille de sa mère. On n’est jamais le père de sa mère. Dès lors qu’on rentre dans une logique différente, c’est le début de la violence. Avec mon frère, on s’est demandés ce qu’il pourrait se passer pour que nos parents se revoient. On a pensé à un accident. Et plutôt que de les réunir et de les laisser se taper dessus, j’ai fait un film.
Comment avez-vous composé cette famille?
Il y a à la fois une femme qui ne laisse pas de place à un homme et un homme qui ne veut pas la prendre, cette place. Ce dont les enfants souffrent beaucoup, c’est de l’impossibilité de la rencontre entre le masculin et le féminin. Avec des parents qui ont une telle attitude, je ne pense pas qu’on puisse grandir en paix. C’est peut-être ce qui explique la violence des enfants.
Avec Jérémie et Yannick Renier, quand on a préparé le film, on s’est dit qu’on voulait, au début, que le public rigole de la cruauté de ces enfants. D’où la nécessité de penser les limites, dans une famille, les limites de chacun. Il faut veiller à ce que les limites de chacun soient exprimées et entendues. De plus en plus, je ferai des films sur la famille, parce que je pense vraiment que c’est le lieu de l’apprentissage de la démocratie. Pour être un enfant qui s’adapte à l’école, il faut d’abord avoir appris la démocratie dans la famille.
Pour continuer sur les limites, dans de nombreux plans, on distingue l’encadrement de la porte sur les côtés. C’est un symbole?
C’est faire exister la maison et les personnages. Avec le chef opérateur, nous avons travaillé sur l’idée de se dire que cette porte, on pourrait la fermer. En ce sens le film a un côté très actuel. Aujourd’hui, on vit dans une société où il faut tout dire, où il n’y a plus de secrets, d’intimité. Or, je pense que c’est très important les secrets. Et c’est très important de pouvoir fermer la porte pour se dire des choses que les autres ne doivent pas entendre. Garder la porte ouverte, c’est montrer que ces personnages n’ont pas de limite ou en tout cas qu’ils ne se posent pas cette question-là.
Pourquoi ne montrez-vous la maison en entier qu’à la fin?
Le spectateur peut ainsi rester dans le film pendant toute sa durée. Ce sont plutôt les personnages qui ont du mal à rester dans le cadre, à s’en échapper ou qui ont une difficulté à cohabiter dans ces cadres. Le spectateur, lui, est jusqu’au bout dans le film. C’est une fois qu’il y a ce plan qui s’éloigne de la maison qu’il peut en sortir. J’espère que le spectateur a de la place pour faire son film. Une des questions que je voulais qu’il se pose, c’est «Comment en est-on arrivé là, à cette violence?», «Que manque-t-il à cette famille pour que leur vie soit plus paisible?»
Pourquoi les deux frères sont-ils interprétés par deux vrais frères?
Yannick et Jérémie ne sont pas jumeaux. J’ai moi-même un frère jumeau et deux demi-frères jumeaux. Je voulais parler de la gémellité dans ce film. C’est pour cela que, il y a six ans, je me suis dit qu’il fallait que je trouve deux vrais frères. Au début, ils étaient un peu réticents. Mais quand ils ont lu le scénario, ils ont compris que je ne voulais pas profiter d’eux, mais leur proposer une vraie création. Je cherchais aussi une crédibilité affective. Certains éléments ne sont pas composés, et sont venus naturellement. Quand on a fait les essais, je me suis rendu compte qu’ils étaient à deux d’une cruauté et d’une puissance incroyables. Alors, quand j’ai fait des essais pour trouver leur mère et avant que je ne sache qu’Isabelle Huppert allait faire le film, j’ai vu des dizaines de comédiennes s’effondrer face à ce couple. Elles ne résistaient pas, ils étaient trop cruels. Quand j’ai su qu’Isabelle allait faire le film, je me suis dit «C’est bon, elle va résister, elle ne craquera pas.» Je sais quand même que cela n’a pas été facile pour elle sur le plateau. Ils n’ont pas lâché prise.
Vous ne cherchez pas à expliquer vos personnages à travers leur psychologie…
Le film pourrait être psychologisant, on aurait pu tomber dans ce panneau-là. Et j’espère qu’il ne l’est pas. Je ne voulais pas qu’on comprenne les personnages par des explications sur eux. Selon moi, quand on vous montre quelqu’un qui mange, vous en voyez beaucoup plus sur lui qu’avec n’importe quel commentaire. Et quand vous montrez trois personnes à table, la manière dont ils partagent le repas, cela dit aussi énormément de choses. Faire un huis-clos sur la famille sans repas, c’était impossible.
Vous allez continuer à explorer le thème de la famille?
Depuis trois films que je fais, je me rends compte que le sujet que je traite, c’est la question du lien. C’est vraiment le cœur de mon travail. Comment on vit avec le lien, la maladie du lien. On a là une famille où, dès qu’il y a un tiers qui apparaît dans le cadre, qui vient défusionner, la crise et le conflit apparaissent. C’est peut-être au moment où les parents se sont séparés que les enfants se sont rapprochés, mais trop fort. Maintenant, il s’agit de les séparer. On peut aussi se demander si ces parents ne se sont pas séparés parce qu’ils ont mis au monde un couple de jumeaux qui est peut-être la représentation et l’incarnation de ce qu’ils rêvaient d’être. Ils ont peut-être eu peur face à ce couple monstrueux.
Lorsque vous présentez votre film, que retenez-vous de vos échanges avec le public?
J’aime ce métier, parce que je propose au public une réflexion sur un certain nombre de sujets. Et, après la projection, quand vous vous rendez compte que ce dont le public parle est exactement ce que vous aviez voulu aborder avec le film, c’est un plaisir incroyable. Et encore plus lorsque les gens vous en parlent à travers la forme que vous aviez choisie. À mes yeux, être cinéaste, ce n’est pas seulement dire quelque chose, c’est surtout parler du fond avec une forme. C’est vraiment essayer de conjuguer le fond et la forme.