L’édition en DVD d’En avant jeunesse, film dont on avait craint qu’il ne prendrait même pas le chemin des salles (deux ans se sont écoulés entre sa présentation en sélection officielle à Cannes et sa distribution en France) est une excellente nouvelle, qui nous donne l’occasion de revenir sur ce qu’on en avait écrit à sa sortie. Sûrement pas pour le réévaluer à la baisse, mais plutôt pour nuancer l’image imposante de monument qu’on avait pu en donner.
Quelque chose intimide de fait, dans la rigueur manifeste du dispositif de Costa et dans le terrain miné que constitue la frange de la société dont il a choisi de se faire le chantre, qui rend souvent solennelle ou polie la réception de ses films – du moins chez ceux qui n’éprouvent à leur égard ni incompréhension, ni ennui, ni détestation. Affirmer que le cinéma de Pedro Costa est populaire serait sans doute provocateur (encore qu’il le soit au sens le plus strict du terme, dans la mesure où il est l’un des rares à prendre encore en charge sans mépris ni pittoresque la question du peuple) ; espérer qu’il draine les foules serait évidemment utopique. Il est pourtant quelque chose qu’on aimerait voir arriver plus souvent face à ses films, c’est que les spectateurs y réagissent : qu’ils frémissent, qu’ils s’émeuvent, qu’ils rient.
Qu’ils rient, parfaitement. Après tout, Où gît votre sourire enfoui ?, en plus d’être un document précis et précieux sur la création en général et le montage en particulier, était une réjouissante comédie conjugale. Et frappe singulièrement, à la re-vision d’En avant jeunesse, l’humour dont ses saynètes mi-écrites mi-improvisées se font le réceptacle inattendu. Voir pour s’en convaincre la désopilante discussion autour des « Dodots » (lingettes pour bébé), ou le roulement d’yeux tout droit sorti d’un muet burlesque, voire d’un cartoon, que lance l’agent HLM en rouvrant la porte derrière laquelle il déblatérait sans que Ventura ne lui prête aucune attention.
La liberté que s’octroie Costa, moins comme un caprice d’artiste que comme un partage avec les gens qu’il filme – liberté dont l’humour qu’on vient d’évoquer bénéficie au même titre que le mouvement des corps et la poésie des paroles –, c’est un calme et patient déploiement du temps, qui imprime l’expérience du spectateur peut-être davantage que la plasticité des cadres ou la mythologie drainée par les choix formels du cinéaste. Cette plasticité et cette mythologie sont avérées, et parties prenantes de la grandeur du film, mais peut-être d’une manière plus ténue qu’on a voulu le dire, tel un socle qui garantirait un inconscient au film, qui l’enrichirait sans l’étouffer.
Si, par exemple, les cadres sont minutieusement construits, c’est souvent davantage selon une stratégie de vidage que de remplissage. La règle tacite des 2/3 régissant traditionnellement le placement des personnes ou des objets dans une composition, Costa semble en effet la prendre régulièrement à rebours, avec pour effet l’inverse absolu de l’esthétisme complaisant qui finirait par lénifier le regard dans une contemplation paresseuse et satisfaite : une légère gêne due au déséquilibre, une curiosité face à l’abstraction des grandes plages de vide qu’il dégage, une attention accrue à la façon dont les corps s’avèreront capables ou non d’investir cet espace. Et donc une forme très singulière d’attachement aux personnages, qui n’est pas de l’identification mais qui est autre chose qu’une simple et froide mise à distance.
Aux spectateurs (majoritairement bourgeois) de ses films, Costa interdit la compassion autant que le dégoût vis-à-vis de ses personnages. Ces derniers ne sont pas l’Autre de l’exotisme facile, mais ils sont assurément autres, en tant qu’ils sont des volontés autonomes, auxquelles la représentation de Costa laisse leur statut de consciences libres, d’énigmes. Parler de représentation n’est pas anodin, car un travail est effectué en ce sens : les personnes qu’il filme ne sont pas livrées à elles-mêmes, et si liberté il y a, c’est au sein d’un dispositif d’une grande exigence, qui ne s’accomplit certes pas sans les fatiguer – voire, qui sait, les faire souffrir.
Mais c’est précisément ce qui touche le plus dans le projet du cinéaste, et qu’il est impossible d’ignorer, quand bien même on en ignorerait les modalités précises, tant la matière de ses films s’en ressent : passer du temps avec les habitants du quartier aujourd’hui disparu de Fontaínhas, travailler et construire quelque chose avec eux, donner forme poétique à leurs vies de labeur ou de déshérence, d’humiliations postcoloniales et de résistance. Et même si l’appellation de documentaire déplaît au cinéaste, même si En avant jeunesse imbrique les couches narratives et temporelles et travaille formellement une dimension mythique, voire fantastique, de façon bien plus poussée que Dans la chambre de Vanda, la démarche est au fond la même : résolument matérialiste et attentive au moindre frémissement du présent.
Le DVD : l’édition prend la forme d’un livre contenant en exergue un (trop) court extrait du texte que le philosophe Jacques Rancière a consacré au film dans le n° 61 de la revue Trafic, ainsi qu’un entretien avec Pedro Costa réalisé par Jean-Sébastien Chauvin pour le dossier de presse. En bonus sur la galette, rien d’autre que la bande-annonce du film, surprenante de radicalité, quasi suicidaire mais pour le moins économique : l’inscription sur fond noir des mots de la lettre que Ventura répète inlassablement dans le film, accompagnée du morceau élégiaque de Gyorgy Kurtag qu’on entend au générique de fin – et qui constitue, exception faite de la chanson d’indépendance que Ventura et Lento écoutent sur un tourne-disque dans un très beau plan du film, la seule trame strictement musicale sur la bande-son d’un film dont il faut pourtant souligner la musicalité de tous les instants.