Dès ses premières minutes, Doubles vies d’Olivier Assayas s’affiche comme une continuité dialoguée dont chaque scène questionne, par une structure en apparence dialectique, les mutations du monde moderne. De quoi débat-on, ou du moins de quoi fait-on mine de débattre ? De nombreuses oppositions – papier contre numérique, presse traditionnelle contre réseaux sociaux, choix esthétiques d’un artiste contre questions morales et de représentations (celle des femmes, par exemple), théâtre contre séries télévisés, etc. – comme autant de nœuds relevant d’une tension entre, d’un côté, l’attachement à une certaine idée du monde (une culture noble : Mallarmé, Bergman, Phèdre) et, de l’autre, un monde numérisé (reposant sur les principes de l’économie de marché, imposant une dictature de la transparence, démocratisant l’accès à la culture tout en brouillant la hiérarchisation traditionnelle des valeurs). Au-delà du schématisme dont fait souvent preuve le film, qui ne cesse pourtant d’entrelacer arguments et contre-arguments pour ménager des nuances (on y reviendra), le dispositif langagier d’Assayas butte au moins sur trois limites :
1) Le film sacrifie tout aux dialogues et aux acteurs. Mettre en scène implique ici de dessiner grossièrement des rapports de force (le personnage de Canet, les bras croisés, pris en tenaille dans le cadre par deux apôtres de la dématérialisation des bibliothèques qui déroulent leur argumentaire) ou d’accompagner lourdement l’évolution dramatique d’une situation (les scènes de couple entre les personnages de Vincent Macaigne et de Nora Hamzawi, où cette dernière ne cesse de s’asseoir, de se lever, de se rapprocher, de s’éloigner, etc.).
2) Si les interprètes brillent plutôt dans des rôles néanmoins attendus (Binoche dans une veine autoréflexive proche de celle de Sils Maria, Macaigne en éternel hurluberlu dépressif, Canet en patron charmeur), le dialogue, lui, pâtit d’être à la fois volontairement banal (un babillage de salon, que le cinéaste traite avec une certaine ironie) et surécrit. Rien n’est en effet naturel dans l’exposé des idées, auquel se greffe maladroitement la trivialité (« Les gâteaux, c’est pour aller avec le café ? ») des dîners, déjeuners et rendez-vous qui servent de toile de fond au déroulé du texte.
3) Les joutes rhétoriques ménagent une neutralité artificielle qui ne trompe pas. Un exemple : Alain (Guillaume Canet), patron d’une grande maison d’édition, discute avec son amante et responsable du développement numérique (Christa Théret) de l’avenir de la critique littéraire, de la prescription et du rôle que jouent désormais les algorithmes pour mieux cerner les goûts et préférences des consommateurs. Les arguments fusent de part et d’autre, jusqu’à ce que Alain finisse par demander à son interlocutrice si elle considère que les mutations numériques évoquées sont pour autant une bonne chose à ses yeux. « Moi ? Je n’ai pas d’avis » rétorque la jeune femme, de sorte que l’échange se clôt sur un match nul. Cette volonté affichée de ne pas trancher trahit le caractère flottant du regard porté sur le contemporain et révèle une certaine hypocrisie du dispositif, qui feint de laisser ouverts les champs de la réflexion.
Or, sous les apparats d’une rhétorique qui donnerait la parole à chacun, le film prend assez nettement le parti d’une forme de « conservatisme éclairé », soit d’un attachement à des valeurs (par exemple : le personnage de Binoche oppose la beauté de Phèdre à l’addiction pour les séries télés, bassement « divertissantes »), toutefois teinté d’une sincère curiosité (voire d’une fascination, comme dans Personal Shopper) pour les mutations du monde moderne. Reste que la scène finale, qui offre une planche de salut à un couple en substituant aux mirages de l’immatériel (la question de l’identité numérique appréhendée par le biais de l’autofiction) l’annonce d’un heureux événement « réel » (dixit un personnage, qui appuie bien le mot), dit bien de quel côté penche finalement le film.