Exilé est un bon cru de Johnnie To, parmi des films qui d’une manière générale changent peu, surprennent peu. La maîtrise technique dont il a fait sa signature promet à chaque fois un récit réglé au millimètre où la forme d’une finition quasi géométrique prend le pas sur le fond pour dicter au récit son parcours : hors du réel, suspendu élégamment au-dessus du temps, confortable, sans aspérités. Du coup, on circonscrit assez facilement son cinéma, résolument tourné vers le divertissement par la sublimation de figures classiques des films de genre — dont bien sûr les films de gangsters pour lesquels il est désormais mondialement connu. Ses productions se présentent comme des sommes de multiples références (il marche fréquemment sur le terrain de cinéastes de genre à la flamboyance visuelle prononcée, comme Peckinpah ou Leone), revisitées par un formalisme glacé et d’une précision d’horloger qui tend à magnifier des attitudes et des situations par ailleurs déjà utilisées dans d’autres films.
Si on peut apprécier la maîtrise technique et le soin esthétique qui transforment ainsi l’action, principalement les gunfights, en une impeccable chorégraphie d’une lisibilité remarquable, le système To a ses limites — avant tout parce que la forme, si brillante soit-elle, ne suffit pas à rééquilibrer la fragilité du fond. Il peut arriver que les références cinématographiques soient revendiquées de façon trop ostensible, trop roublarde pour convaincre — ce fut la perte de Fulltime Killer (2001). Plus généralement, les films de To souffrent à des degrés divers de leur manque d’incarnation et d’âme, tant il est vrai que, s’appuyant sur un contenu qu’on voit venir d’assez loin (ici, cinq tueurs à gages tiraillés entre devoir et amitié), l’élégance du style et la distanciation qu’il opère n’existent guère que pour elles-mêmes, s’imposent comme l’unique sujet, la seule motivation du projet. La noblesse des personnages, le hiératisme de leurs attitudes relèvent de la pose, figée par le formalisme qui reste en cela l’emballage méticuleusement ouvragé d’un fond somme toute convenu. D’où le sentiment que ce cinéma, dont il manque à l’élégance gratuite — ce que d’aucuns appellent la classe — le supplément d’âme nécessaire pour devenir de la grâce, relève plus d’un travail de professionnel soigneux que d’un artiste motivé par quelque chose de plus profond. Breaking News (2004) reste d’ailleurs un exemple de film où To fait mine d’aborder un sujet de société pour finalement n’en faire qu’un décevant élément de décor tirant l’ensemble vers la médiocrité, malgré les prouesses techniques comme son plan-séquence d’ouverture.
« Oscillations mineures »
On en vient à chercher dans ses films, au-delà de l’emballage classieux, les petit plus, les petites déviations qui briseraient le ronron habituel de la mécanique de l’horloger To. Ces soubresauts sont souvent apportés par les détours du scénario, plus généralement par ces moments où l’intrigue s’écarte du classicisme habituellement chéri et permet au film de respirer, de se départir de sa rigidité. C’est ce qui fait entre autres la réussite de PTU (2003) : à force de retournements scénaristiques convergeant vers un final chaotique dont la réalisation réussissait là à faire éclater l’ironie, ce film finissait, de façon inattendue, par acquérir un peu de la chair et de la vie qui manquent à la filmographie de l’auteur de The Mission.
Et Exilé ? Il vient rejoindre PTU dans ce sous-ensemble de films qui sauve — un peu — de l’impasse le cinéma de To. Dans ce film réalisé en 2006 et qui n’est déjà plus son dernier en date (Triangle, coréalisé depuis avec Tsui Hark et Ringo Lam, vient d’être présenté au festival de Cannes), le cinéaste laisse s’infiltrer dans sa production calibrée un certain degré d’absurde qui ressemble à s’y méprendre à de l’ironie. Les invraisemblances répétées de scénario (rencontres improbables entre chasseurs et proies), certaines figures détonnant avec le sérieux de l’ensemble perturbent opportunément la prévisibilité et le classicisme figé du récit. Le film n’échappe pas à une certaine glorification un peu forcée de la « beauté du geste » (les tueurs en cavale décident chemin faisant de braquer un fourgon blindé…), ni au goût de To pour la performance gratuite. Mais par ces oscillations mineures, Exilé, production Johnnie To comme une autre — ou peu s’en faut — acquiert discrètement ce qui pourrait bien être un petit supplément d’âme.