Une employée de banque sur la sellette franchit la ligne jaune pour faire signer ses clients. Un policier enquête sur un meurtre de voisinage, tandis que son épouse démarche pour leur acheter un appartement. Un homme de main d’un gang, obstinément loyal mais cerné par les pragmatiques, tente de réunir la caution pour libérer un autre truand. Tout cela alors que l’économie de Hong Kong est frappée de plein fouet par la crise mondiale et qu’à la bourse l’indice Hang Seng joue aux montagnes russes… Après son petit plaisir cinéphile Vengeance (2009) et une inhabituelle pause de réalisateur de deux ans où il s’est cantonné à son rôle de producteur, Johnnie To, l’artisan le mieux coté de l’actuel cinéma de Hong Kong, revient aux manettes d’un nouveau film dont le motif n’est pas sans rappeler Breaking News. Soit la récupération d’un fait de société (les dérapages des médias dans l’autre film, les dérapages économiques dans cette Vie sans principe) pour le ramener sagement à ce que sa compagnie Milkyway Image sait faire de mieux.
Tours de terrain
Les intrigues qui se recoupent, Johnnie To et sa brigade de scénaristes (la « Milkyway Creative Team » fièrement créditée au générique) n’y sont pas novices. Ils en avaient notamment livré un avatar assez primitif dans PTU. Dans La Vie sans principe, cependant, les convergences des parcours de chacun sont moins faciles à anticiper, simulant plus insidieusement des rencontres de hasard participant néanmoins de la même course à l’argent. On pourrait penser a priori que To, qui n’en est plus à un décalque de motifs d’autres films près, trempe là dans un de ces pénibles pensums prétendant tisser à tout prix des connexions entre tout et n’importe quoi, faire tourner ainsi le monde autour d’un « grand sujet », mais au seul nom de leur dérisoire virtuosité narrative (les films du tandem Iñárritu/Arriaga, Syriana, A Casa Nostra, etc.). Mais la « creative team » de To se démarque ici en ce que la subtilité des collisions ici orchestrées sait ne pas se montrer en rouage de lourde mécanique, en déclaration d’intention d’un récit de vain démiurge, mais communiquer au public le plaisir du conteur reprenant à son compte la réalité contemporaine pour en faire un récit populaire.
Car, comme toujours chez le très professionnel Johnnie To, La Vie sans principe vise cet objectif au détriment de tout autre : faire profiter le spectateur d’une histoire bien racontée, quitte à tisser avec lui un certain lien de connivence d’un air entendu. Difficile de prendre To pour un moraliste du monde marchand d’aujourd’hui — dans un tel cas, le regard moral qu’il développerait dans ce film ne pèserait pas bien lourd : face à la volatilité des valeurs financières virtuelles et à la rapacité des banques et des spéculateurs, rien ne vaudrait la cohésion du couple et le cash planqué sous le matelas. Tout au plus sa suggestion que derrière les savantes spéculations et l’opacité technique se cachent les mêmes peurs et la même violence ancestrales mérite-t-elle quelque intérêt (mieux évocatrice que les quelques éclats de brutalité entre gangsters : la scène de manipulation à rallonge et à suspense entre une banquière et sa cliente-pigeon, toutes deux aux abois). Mais cette idée même apparaît comme un constat obligatoire, inscrit dans le cahier des charges, un simple élément de l’artisanat de conteur de To, sans plus de valeur que l’envie du cinéaste de déployer sa science (intacte, quoique plus discrète que ses morceaux de bravoure formels des années 2000) du plan et de la distanciation. D’ailleurs, la fin du film ne fait pas vraiment avancer quelque idée ou question que ce soit, se contentant de boucler la boucle de l’histoire après quelques pirouettes d’absurde tenant à distance les hypothèses du sérieux et de la profondeur. À propos de boucle, le film répète à plusieurs reprises un certain motif esthétique : le cercle (courtes focales arrondissant les angles, reflets d’immeubles tournant sur les pare-brises de voitures en virage). De tels signes, quoique parfois déployés dans des contextes précis (les courtes focales, dans des plans de dialogues face caméra au sein de décors aseptisés, incarnant une certaine oppression), disent assez honnêtement la finalité du conteur : quels que soient les détours et les embardées qu’on s’autorise, ne jamais sortir du terrain, toujours retomber sur ses pattes.
Tour d’artisan
C’est cette impeccable maîtrise sur le fonctionnement de chacun de ses films — en l’occurrence sur celui-ci — qui constitue depuis longtemps la force motrice du cinéma de To. Mais aussi sa limite, si élégante et pleine de ressources qu’elle soit. C’est à cause d’elle qu’un tel film pourra toujours susciter l’admiration du public pour l’artisan conteur, voire le plaisir de la récréation, mais jamais une franche adhésion, ni un rapport clair entre l’œil et les images sous contrôle, encore moins une curiosité pour une hypothétique approche du monde. À force de régler la trajectoire de la moindre embardée de son récit, de ne rien laisser échapper à son mainmise, et surtout de tout faire aboutir dans une zone floue où il n’y a plus grand-chose à faire qu’apprécier le tour de piste effectué, le réalisateur perpétue un artisanat divertissant, mais décidément plus à l’aise dans la vanité, en tout cas dans les réflexes de convention plutôt creuse.
D’ailleurs, malgré le contexte inédit du scénario de ce nouveau film, rien ne paraît vraiment nouveau au regard de la filmographie du cinéaste. Un film de gangsters sans coups de feu (ni beaucoup de gangsters avérés, d’ailleurs) ? On sait que To n’a pas fait que des films de gangsters, et dans le registre des hors-la-loi, même Sparrow se passait déjà de tels accessoires. Les irruptions de l’absurde et de l’ironie ? Elles étaient encore fraîches et surprenantes dans des films comme PTU ou Exilé, mais ici on en est à les anticiper à coup sûr, tant elles sont verrouillées, réglées, mesurées, tant les personnages impliqués paraissent creux et téléguidés pour en faire les frais (tel que le malheureux homme de main trop loyal, caricature clownesque d’un mythique « honneur mafieux » en butte au pragmatisme actuel). Pas vraiment d’hypocrisie, cependant, derrière cette affectation de ton. D’un bout à l’autre, Johnnie To se montre plutôt honnête sur la courte portée de son cinéma, même son plaisir de filmer se passant désormais de ces petits tours de force qui ont en leur temps poussé certains critiques à prendre des vessies pour des lanternes (The Mission, le plan-séquence inaugural de Breaking News). Mais tant qu’il tiendra cette ligne, il restera un cinéaste moins intéressant que d’autres, peut-être moins appliqués techniquement et moins carrés visuellement, mais qui prendraient de vrais risques vis-à-vis de leur propre système (au hasard, et pour rester dans la région cinématographique : Tsui Hark).