Curieuse façon pour Johnnie To de revenir sur les écrans français, cinq ans après La Vie sans principe — les quatre films qu’il a réalisés entre ce dernier (2011) et Office (2015) n’étant pas parvenus jusqu’à nos salles. Si ses polars stylisés ont eu depuis The Mission les faveurs de l’exportation vers l’Occident, ses ouvrages d’autres genres — tels que ses romances — nous sont restés moins accessibles. Et voilà qu’il arrive avec un film vendu comme une « comédie musicale en 3D sur fond de crise économique»… Outre la sophistication du package, la curiosité de cette réapparition tient à ceci : à quatre ans d’intervalle, La Vie sans principe et Office reviennent sur le même arrière-plan précis d’une actualité déjà un peu distante, l’affolement de l’économie locale en répercussion de la crise qui a agité les marchés mondiaux au cours de ces dix dernières années. Office fait même œuvre de rappel historique, puisqu’il situe précisément son action en 2008, au moment de la faillite de la Lehman Brothers. Or la coïncidence, si c’en est une, a un effet pervers : ajoutant un motif de comparaison entre les deux films, elle permet encore plus aisément de juger que le producteur et réalisateur hongkongais, engagé ici dans un projet à plus gros budget que dans ses habitudes (plusieurs coproducteurs, quelques stars de renommée au moins continentale comme Chow Yun-Fat ou Tang Wei), est tombé dans une mauvaise passe.
Promesse de vente non tenue
Non qu’on l’attendît vraiment au tournant pour un commentaire sur les mœurs économiques de son temps. Sur ce point, les deux films se bornent à une posture moraliste par défaut, se repliant par consensus sur les valeurs traditionnelles (ici familiales, défendues par le chef d’entreprise habile et clairvoyant joué par le toujours classe Chow Yun-Fat). Mais dans La Vie sans principe, il en tirait une mécanique bien huilée, montée à l’équerre et filant droit, de simulation du chaos — soit un paradoxe inoffensif, jamais bluffant mais honnêtement plaisant le temps qu’il dure. Dans Office (adaptation d’une pièce de Sylvia Chang, actrice respectée en Asie), c’est comme s’il retentait le même exercice sous une forme plus étriquée. L’espace est plus réduit et les enjeux plus dérisoires : dans la tour siège d’une grande société sur le point d’entrer en bourse, la directrice générale (jouée par Sylvia Chang), qui est aussi la maîtresse du président, espère devenir la principale actionnaire ; la propre fille du boss se fait embaucher incognito au bas de l’échelle pour prouver sa valeur ; un petit nouveau rêve de prendre assez de grade pour pouvoir emprunter l’ascenseur de l’immeuble ; eux et d’autres employés se livrent à de menues magouilles, s’allient, trahissent, cachent aux uns et dévoilent aux autres… Point de prétention à la sophistication des intrigues corporate : c’est à un soap-opera qu’on assiste — ou plutôt à une mise en place de soap-opera, lesdites intrigues restant longtemps embryonnaires et floues, et les personnages des figures auxquelles on ne s’intéresse jamais au-delà de leur vague archétype, essentiellement parce que le film ne semble pas s’y intéresser plus que cela non plus. À la première vraie acmé du film (la chute de la Lehman Brothers), on aura constaté qu’il ne s’est en réalité pas passé grand-chose jusque-là. Et la suite n’est guère préférable : à ce signal, les plus agités par la panique de tout ce monde se précipiteront vers le destin que leur réserve sommairement le scénario — ce qui, dans leur hystérie, ne les rendra pas plus intéressants que les autres. Même dans une soupe comme Plus belle la vie, on sent un effort du récit, par son rythme et ses petits signaux télévisuels, pour fidéliser le spectateur à des personnages normés jusqu’à la caricature ; de cet effort-là, le soap de To fait l’économie.
Crise de direction artistique
C’est ce traitement par dessous la jambe qu’on pardonne le moins, sur ce coup, au cinéaste. Son détachement professionnel bien connu tandis qu’il exécute son petit artisanat bien huilé et sans conséquence (ne rien laisser de mémorable hormis la science du mouvement et les morceaux de bravoure) se mue ici en désinvolture regrettable où même son envie de briller ne semble plus le motiver, ne laissant après lui qu’un gâchis. Il faut voir comme il ponctue son film avec les gestes obligés de la « comédie musicale » à laquelle il prétend s’essayer : les numéros chantés, tous médiocres au chant comme à la chorégraphie, ne sont jamais en mesure de donner le moindre caractère au film, se greffant simplement à lui comme autant d’accessoires décoratifs encombrants. L’envie de cinéma de To, en particulier dans ses polars dont l’élégance froide et méticuleuse a reçu des éloges, a toujours laissé un peu circonspect sur sa sincérité ; mais ici on en est à la chercher, tant le manque de substance le dispute au manque d’investissement. La seule piste sérieuse pourrait être du côté de l’expérimentation sur les décors : toutes les cloisons sont soit transparentes, soit remplacées par des squelettes de volumes aux arêtes de couleurs voyantes, pour un espace tapissé par des faisceaux de néons. Soit un gigantesque open-space dont les contours brillants en accentuent le caractère creux, lesquels contours, filmés en perspective, devraient être encore plus impressionnants avec le relief (malheureusement, nous n’avons pas pu visionner le film en 3D en projection de presse pour le vérifier…). De quoi donner une « touche » à la direction artistique, mais l’âme du film, elle, semble être partie avec les murs.